II - Ouvre les yeux

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« L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en son âme ; tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux, et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux. » [Racine, Andromaque, Acte II, 2, 1667]

*

Quatorze ans auparavant.

La vie était devenue fort agitée à Resembool au sein du foyer des Elric et des Rockbell. Les visages de chaque membre de la famille tout comme les murs semblaient avoir soudainement pris des couleurs, et l'honorable aînée Pinako Rockbell, « Mamie », avait presque abandonné la confection d'automails, ces prothèses électroniques ou « armures intégrées » qui permettaient à un estropié de retrouver l'usage d'un membre, pour se consacrer à la bonne tenue de la maison. Elle avait d'ailleurs diminué, de mauvaise grâce, sa consommation de tabac pour le bien-être du nouveau-né.

D'une peau délicieusement rosée, le fils d'Edward Elric et de Winry Rockbell avait hérité des cheveux lumineux de ses parents, et le mélange de l'or et du bleu lui avait promulgué des yeux d'un doré aux subtiles nuances de vert. Il faisait le bonheur de toute la maisonnée qui louait les miracles de la vie à tout instant, et chaque membre de la famille prenait soin de l'enfant, comme s'il était une bouffée d'air frais exquise, un renouveau inespéré, une source de joie intense qu'ils avaient enfin méritée. Sa mère était aimante et attentionnée, ne focalisant son attention que sur lui, et parfois dans un geste précautionneux et tendre, elle le déposait dans les bras de son père, dont les yeux dorés n'exprimaient que l'affection et l'hésitation désabusée d'un homme qui n'aurait jamais cru être digne du bonheur familial. Lorsque ses parents étaient affairés à d'autres tâches, il passait dans les bras d'un autre couple qui était tout aussi bienveillant envers lui : l'homme était presque semblable à son père, arborant des cheveux plus courts et plus foncés, et ses yeux tout aussi dorés le regardaient avec la même tendresse que lorsqu'ils se posaient sur le ventre arrondi de son épouse. La femme apporterait un autre bonheur d'ici peu, et nul ne doutait que les enfants seraient aussi unis qu'ils l'étaient déjà tous dans la famille ; elle était quelque peu exotique, avec ses yeux aussi noirs que sa chevelure, ses tenues colorées et délicatement brodées, et ses talents scientifiques et culinaires venus d'ailleurs. Son animal de compagnie, un petit panda femelle qui lui était resté fidèle, prenait un malin plaisir à jouer avec toute cette joyeuse tribu et câliner le bébé. Ainsi était la vie de Maes Urey Elric depuis un an.

Entre temps il avait un peu voyagé, au sud et au centre du pays, pour être présenté aux différents amis de ses parents, de gentilles personnes souriantes qui avaient sans hésitation tout fait pour l'habiller et le distraire. Il avait pleuré en voyant cet homme barbu à la carrure impressionnante et au gros ventre mais s'était assagi lorsque les larmes avaient roulé sur les joues de la femme à la coiffure étrange à ses côtés ; il avait ri, innocent et joueur, lorsqu'il avait empoigné le petit doigt de ce militaire aux cheveux d'ébène qui l'avait dévisagé comme lorsqu'on admire une merveille et qui avait accepté de veiller sur lui pour toujours ; il avait été sans voix lorsque cette femme et cette petite fille l'avaient regardé avec émotion quand son nom fut révélé. Décidément, Maes avait provoqué un grand émoi chez son nouvel entourage. Depuis, son unique demeure était restée cette grande maison à Resembool, et c'était sans doute là qu'il se sentait le mieux : les cris de son père, le bruit des pages des livres étudiés par son oncle et sa tante, les aboiements du chien, les odeurs des petits plats de son arrière-grand-mère et de l'huile sur les mains de sa mère, tel était son quotidien.

Un jour, alors qu'une partie de la famille était partie en ville et que l'enfant dormait paisiblement, deux personnes assises côte à côte dans le salon savouraient autant leur boisson que le silence bienvenu. Pourtant l'une d'entre elles, une jeune femme, caressant d'une main son ventre et tortillant de l'autre une de ses nattes noires, plissait le front d'un air soucieux et semblait peiner à trouver les mots adéquats. Discrètement, son regard se posa sur son beau-frère installé près d'elle, et son cœur tendre rempli d'affection pour lui la poussa à lui exposer ses doutes :

Isolement [RoyEd] (PAUSE)Where stories live. Discover now