Chapitre 1

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Je n'ai jamais eu la prétention de dire que ma vie était meilleure qu'une autre. Je n'ai jamais aimé que l'on me prenne pour une princesse capricieuse et pourrie gâtée. Je n'ai jamais voulu ça, jamais..

J'ai eu l'impression, ces derniers mois, que la vie s'acharnait sur certains d'entre nous jusqu'à leur prendre la dernière parcelle de bonheur qui leur reste, jusqu'à les enterrer sous terre sans air ni lumière.

C'est facile de juger quelqu'un à une façade. On montre bien ce que l'on veut, mais ça, peu de personnes prennent la peine de s'en rendre compte.

J'ai tellement entendu les gens me dénigrer, me critiquer sans savoir de quoi ils parlaient.

Elena est une héritière superficielle, Elena se prend pour la reine d'Atlanta, Elena n'est pas de notre monde, blablabla..

C'est vrai, papa avait de l'argent. C'est vrai, papa était le directeur d'une grosse entreprise. Mais ce qui est vrai aussi, c'est que papa a laissé sa fille de dix-neuf ans seule il y a sept mois à la suite d'une crise cardiaque.. Alors peut être que certains aimeraient avoir une vie mondaine faite de bals, de shopping, de majordomes et de vacances sur des yachts ; mais moi je rêve seulement d'avoir une vie normale avec un papa à mes côtés..

Les gens ne se rendent jamais compte de la chance qu'ils ont, ils ne voient que ce qu'ils n'ont pas. Ils croient que l'argent fait le bonheur et que nous ne sommes pas à plaindre. Mais c'est complètement faux. C'est l'amour, la famille qui rendent heureux. Le reste n'est qu'artifice.

Je prends votre place, si vous..

- Mademoiselle Gilbert ! Vous êtes avec nous ??

Monsieur Keenan, mon professeur d'histoire me regarde, apparemment contrarié que la seconde guerre mondiale ne m'intéresse pas au point qu'il l'aurait voulu.

- Je.. Désolée je..

Le son de la cloche me sauve la vie. Tout le monde se lève, me laissant seule avec mon tortionnaire qui n'a pas l'air de vouloir laisser tomber. Il attend que tout le monde soit sorti pour me faire la morale.

- Elena, vous m'inquiétez vous savez. J'ai été indulgent ces derniers mois, peut être bien plus que je n'aurais dû. Mais cela fait sept mois que vous êtes absente.

- Mais je suis là à tous les..

- Vous savez ce que je veux dire, soupire-t-il, un élève présent physiquement peut très bien être absent. Je vais être honnête avec vous : c'est dur pour un professeur d'être exigent avec une élève qui a vécu ce que vous avez vécu. Mais vos examens approchent à grands pas, dans deux mois vous jouerez votre avenir, et j'ai bien peur que vous ne fonciez droit dans le mur avec cette attitude là..

Monsieur Keenan a toujours été compréhensif avec moi, bien plus que tous les autres professeurs d'ailleurs. Mais il est aussi celui qui me fait le plus réfléchir, il essaie sincèrement de m'aider comme s'il voulait combler le moindre devoir d'un père pour sa fille. J'appellerais cela de la pitié mais il est tellement gentil avec moi que je n'ai jamais tenté de l'en dissuader.

- Aller, filez. Et faites attention à vous.

Je n'ai pas cherché à discuter, j'ai pris mes affaires et je me suis faufilé par la porte après lui avoir fait le plus grand sourire que je pu, c'est à dire pas grand chose. La fac était désert, la nuit commençait déjà à tomber. Je détestais l'hiver et tout ce qu'il connotait. Le froid, la solitude, la mort.. Surtout que nous n'avions pas connu un hiver aussi froid depuis des années. En général, la température ne descendait jamais au dessous de -2 ou -3 et c'est pour ça que les -10 de cette année me paraissait la fin du monde.

J'ai pris le chemin de la maison sans vraiment regarder où j'allais. Les paroles de Monsieur Keenan résonnaient dans ma tête, celles de Caroline aussi. Caroline, ma meilleure amie, enfin.. Anciennement meilleure amie, perdue de vue il y a sept mois, par ma faute bien entendu. Disons que la vie des autres a arrêté de m'intéresser depuis quelques temps, j'ai pourtant fais des efforts mais c'était plus fort que moi. Entendre ses amis se plaindre de leur coupe de cheveux, de leur mauvaise note au test de chimie ou encore de leur petit frère insupportable alors que l'on a seulement envie de hurler à l'injustice. Je me suis jamais plainte, jamais un seul mot n'est sorti de ma bouche au sujet de mon père. Tout le monde m'a dit que c'était mauvais pour ma santé, que tout cela me détruisait alors que je pourrais me relever de ce drame si j'en parlais à quelqu'un. Je n'ai jamais compris de quoi voulaient-ils bien que je parle. Il n'y a pas de mots pour décrire ce que ressent un enfant, encore adolescent, perdant le seul parent qui lui reste. Beaucoup de personnes pensent que l'on peut mettre un mot sur tout, je le pensais aussi avant. Mais c'est faux. Certains sentiments n'ont besoin d'aucun mot, les ressentir est amplement suffisant.

Je me suis soudain rendu compte que je n'étais pas devant chez moi mais au bord du lac de mon enfance. Ce n'était pas la première fois que mes pas me portaient ici, comme si quelque chose m'y attirait. Peut être mes souvenirs, après tout mon père et moi nous venions y pêcher parfois. Je revis papa assis sur sa chaise, sa canne à la main qui tout à coup me criait :

- Elena vient vite j'ai un poisson !

J'accourais tout de suite, sautillant comme une puce. Il me tendait sa canne et me laissait remonter le poisson toute seule. J'étais si fière, il prenait toujours une photo pour que je garde en mémoire tous ces petits succès. A ce souvenir, ma gorge se serra. J'étais sur le pont et je me suis mise à fixer l'eau à mes pieds. C'était la première fois que je me rendais compte de la hauteur de ce pont. L'eau était gelée à certains endroits. Je me suis mise à imaginer la sensation que procurerait une eau glacée sur un corps humain. Certains disent que ça ressemble à des milliers d'aiguilles qui transpercent la peau et que la douleur vous coupe la respiration. Sans savoir pourquoi je suis monté sur la rambarde pour voir l'eau de plus près. Et c'est là que je me suis rendu compte que je n'y voyais pratiquement plus rien, la nuit était tombée.

- Je serais toi, je ne ferais pas ça.

Et si c'était ça, la réalité.Where stories live. Discover now