La poupée

Acte II : L'anniversaire

Durant les mois qui suivirent l'acquisition de Lorelei, l'enfant ne la quitta plus,l'emportant avec elle à la moindre occasion, jusqu'au jour de son anniversaire. Ce jour-là, elle reçut plusieurs présents de ses parents, amis, oncles et tantes. Un petit tas s'amoncelait devant deux yeux vairons inquiets qui découvrirent une nouvelle concurrente tout droit venu de l'étranger.

_ Elle vient de Londres !s'exclama une de ses tantes, très fière. Je l'ai fait confectionner exprès pour ton huitième anniversaire. J'espère que tu seras soigneuse et qu'elle ne finira pas dans l'étang, comme la précédente!

La fillette se tordit les mains nerveusement et rougit en acquiesçant.

_ Je vous remercie ma tante. Je vous promets de faire attention.

Puis, elle se tourna vers sa mère et lui demanda, d'un air suppliant.

_ Puis-je servir le thé à mes amis ?

L'heure du goûter a sonné. Sarah m'installe dans l'herbe fraîche, face à l'Anglaise aux boucles dorées. Ses invités s'assoient derrière chaque jouet, les faisant parler entre eux. Je trouve ça totalement ridicule et très humiliant!

_ « Oh ma chère,que vous êtes ravissante dans cette robe », me fait dire mon acquéreuse d'une voix mielleuse. «La mode londonienne est très sophistiquée. »

Puis, elle me lâche,attrapant la Britannique par la taille.

_« Je vous remercie, mais votre tenue est également très élégante.Désirez-vous une tasse de thé ? »

Sarah s'empare de la théière fumante et la place dans la main de sa nouvelle protégée,faisant mine de me servir. C'est alors que je sens le liquide brûlant se répandre sur mon corps de porcelaine. Impossible de crier ma douleur.

En entendant la jeune enfant hurler et pleurer, tous les adultes accoururent dans la panique. Sa mère lui arracha le pot des mains et commença à la disputer, laissant mêler l'inquiétude et la colère à ses mots.Il y avait eu plus de peur que de mal, du moins, pour les enfants et les parents. Lorelei, elle avait eu plus de souffrance que son pauvre petit corps fragile ne pouvait supporter. Sous la chaleur de l'eau,la peinture de son visage avait coulé, blanchissant son teint rosé et délavant ses lèvres carmin. Si ses yeux de poupée avaient pu pleurer, ses larmes se seraient confondues dans ce flot dégoulinant de couleurs.

Ce ne fut là que le début d'une longue série d'accidents. Un jour, la main du petit ange fut brisée sous le sabot d'un cheval,alors que Sarah trottinait avec dans les allées, aux abords de la demeure familiale. Une autre fois, son cousin le plus jeune, voulut jouer à l'apprenti coiffeur et décréta que Lorelei avait bien besoin d'un coup de ciseaux dans sa chevelure de jais. Puis ce fût au tour de sa robe d'être saccagée lors de divers jeux, et elle en perdit même une petite pantoufle vernie. Impuissante, elle assista à sa propre déchéance avant de finir au placard, remplacée définitivement par Rosalyne, sa magnifique concurrente londonienne,aux allures de princesse.

J'ail'impression que cela fait des mois que je suis enfermée ici, seule,dans le noir. J'entends les rires de Sarah derrière la porte de bois, et ses éclats de voix simulant les phrases de sa nouvelle compagne. Mon petit cœur se brise. Je regrette tant la boutique de Monsieur Gauthier. Nous étions tous comme une grande famille,attendant un ou une propriétaire aimant ou aimante. Grâce à son don si particulier, il a pu donner vie à toutes ses créations et j'en fais partie. Il a glissé dans chacun de nos corps un petit mécanisme aux rouages mystiques. Chaque engrenage est comme un cœur qui palpite, nos yeux sont le reflet de nos âmes chimériques. Nous avons une conscience, une bienveillance, de l'amour à partager. Il nous a donné la vie et Sarah me la brisée. Il est temps qu'elle paie sa dette.