Chapitre 2.1

85 18 56
                                    

Ce matin-là, Opaline eut grand mal à se lever. Outre sa virée nocturne de la veille, son corps subissait les assauts d'une étrange souffrance : ses muscles s'opposaient au moindre mouvement ; son crâne pulsait ; même sa peau était meurtrie. Quant à ses os, il en émanait une douleur sourde.

Sous le pli d'une paupière trop lourde, la jeune femme chercha la lucarne. L'aube pointait à peine. Elle grogna, renonça à rabattre le drap sur son crâne - trop d'effort - et demeura là, étendue, à mesurer toute la profondeur de sa faiblesse. D'où venait-elle ? Pourquoi lui semblait-il que chacune de ses fibres eût fourni une énergie indécente ? Dans le lit voisin, Gabrielle se dépêtrait de sa couverture. Ses mèches brunes gonflées de nœuds la faisaient ressembler à un chiot morose.

La fillette bailla plusieurs fois puis, avisant la paresse de sa compagne, entreprit de la houspiller :

- Debout ! Lève-toi. Mais lève-toi, bon sang !

Opaline dressa une main pour éloigner ces pénibles paroles, dont les syllabes martelaient ses tympans. L'autre s'en empara aussitôt afin de tirer l'endormie hors de sa couche. Ses petits bras possédaient une force singulière.

- Debout, j'ai dit !

Mobilisant chaque once de volonté, Opaline ravala un juron et leva enfin. Tenir debout ne représentait pas, finalement, un défi si insurmontable ; pas tant, du moins, que de repousser l'idée même de fatigue. Gabrielle ordonnait encore :

- Prends tes affaires. Ce serait bien d'arriver à la salle de bain avant les autres filles.

Opaline se traîna jusqu'au miroir suspendu au mur. Comme en écho à son corps, son apparence même suintait de faiblesse. On retrouvait l'ébauche de lourds cernes sous son regard, dont l'étincelle miel était éteinte. Le phénomène dépassait toutefois ces menus détails.

Les taches de son, l'éclat blond-roux des cheveux, la courbure élancée des sourcils... Tout cela s'affadissait ; tout cela se mêlait dans un visage terne et grotesque. Tant le dessin des lèvres que celui - un peu bossu - du nez perdaient de leur définition. Saveurs envolées. Son image se résumait en un mot : grisâtre. Elle semblait plus fluette encore que d'ordinaire, plus pâle et plus intangible qu'un fantôme. On imaginait volontiers que son apparence se détachait peu à peu d'elle-même.

- Gabrielle, balbutia le jeune femme, Gabrielle, regarde...

Elle détesta d'entendre sa voix si apeurée.

- Quoi ?

D'un doigt désabusé, elle désigna son reflet. L'autre la considéra un instant ; un sourire mi- ensommeillé, mi- contrit, flotta sur ses lèvres. Puis, avec un haussement d'épaules fataliste :

- Oh, ça... C'est à cause de l'extraction des rêves. La fatigue aussi. Ça nous ronge.

- Ça disparaît ensuite ?

- Bof. Disons simplement qu'on s'y habitue.

Les deux filles échangèrent un regard méditatif, quoiqu'empreint d'un soupçon d'empathie. Opaline révisait son jugement sur la gamine quand celle-ci recouvra, dans un sursaut, sa nature tyrannique :

- Bouge ! Sinon je pars sans toi.
Cédant enfin à l'impatience de Gabrielle, la jeune femme rassembla ses affaires.

- Je viens !

Les deux pensionnaires s'engagèrent alors dans les méandres de l'Onirium : partout, la béance de portes et le colimaçon d'escaliers. Si la veille Opaline n'avait que peu saisi la complexité retorse du lieu, elle en mesurait enfin la pleine mesure. Le bâtiment ouvrait sur leur passage de larges porches comme autant de gueules avides. Par l'intervalle régulier des lucarnes, on apercevait un préau dénudé : nulle plante, pas même du chiendent, ne venait en égayer la surface. Plus haut se dressait un clocheton massif, carré, dont l'ombre s'étendait loin sur les pavés. A son faîte, une horloge pointait ses aiguilles acérées. Elles indiquaient six heures.

MangeRêve [Édité aux Editions Onyx]Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon