Lucie, Alchimiste de Cross

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Le jeune et beau chevalier ne se réveille pas avant un moment, et Lucie le fait transporter chez son maître. « Chez Dame Gabrielle » est probablement la boutique de produits alchimiques la plus réputée de Cross. La propriétaire avait fait grand bruit lors de son installation, dix ans plus tôt, et certains au sein de l'Administrium s'étaient frotté les mains en imaginant que l'arrivée d'une telle sommité enclencherait sans aucun doute une vague d'immigration d'artisans de sa qualité. Il n'en fut rien. À Lima, beaucoup plaisantèrent et firent circuler des rumeurs pour justifier le départ de la Dame dans cette région coloniale. N'exagérons rien ! Il y eut bien un pic d'activité dans les domaines alchimiques à l'emménagement de Dame Gabrielle. Nombre de notables de la profession, de ceux qui disposent d'une réputation suffisante pour se distinguer de la masse des « alchimistes » généralement vus comme de potentiels escrocs, se renseignèrent ! Certains firent même le voyage et, bien que la richesse du lieu en ait ébloui plus d'un, tous repartirent pour la métropole. Pourquoi ? Pour plusieurs points :

Premièrement, la clientèle la plus importante des alchimistes prestigieux se trouve à la capitale. Les riches patriciens et bourgeois pensent, à tort, que chaque décoction ou préparation est spécifique à leur personne. La présence du professionnel est presque obligatoire pour justifier de l'efficacité du produit. La faute en incombe aux alchimistes eux-mêmes, qui utilisèrent cet adage pour empêcher la création d'un marché plus « industriel ».

Deuxièmement, Cross et ses luxurieux territoires sauvages sont loin ! Plus de cinq mois de voyage en passant par le chemin le plus direct et dangereux. Le double en contournant les zones à risque. Cela ne pose pas de problème dans certains domaines d'activité, comme la pêche d'esturgeons d'opale ou la vente de résine de pin bleu, mais pour l'alchimie la fraîcheur de certains produits est capitale, et leur conservation est impossible. Quelques-uns, tels Archibald Dagonet ou Theresa Leflutte, eurent l'idée de créer des sociétés d'exploitation pour les fournir en matériaux non périssables, mais le coût de transport ne permet pas de générer un bénéfice suffisant pour justifier un tel investissement. Désormais, le seul marché d'exportation rentable est détenu par Dame Gabrielle, à destination de richissimes nantis de la métropole pour la fourniture de produits d'une grande rareté.

Troisièmement, car tout le monde se fout de Cross... Triste réalité de cette colonie lointaine. Elle aurait probablement disparu si elle n'était pas autosuffisante. D'autant qu'elle n'attirait qu'un type de population bien spécifique : les aventuriers, les chercheurs et autres curieux séduits par les légendes et fables des territoires où peuvent être vus des démons ! Maigre pitance pour le Ministère de la prospérité qui ne rêve que de croissance ! Heureusement que les familles « de souche » majoritairement issues des premiers colons, à savoir des criminels, délinquants, prostituées, fauteurs de troubles et antisociaux bannis de la métropole, ont un taux de natalité important pour un taux de mortalité étonnamment faible. Après cela, il ne faut pas s'étonner de la sacralité du mariage chez les habitants de Cross...

Quand le chevalier se réveille, il a un sursaut ! Il faut admettre qu'ouvrir les yeux sur un rassemblement de badauds inconnus lui souriant de toutes leurs dents a de quoi faire sursauter. Il s'assied et constate qu'on lui a retiré son armure !

– Magnifique jeune homme ! Magnifique ! s'exclame un vieux monsieur à la panse tendue qui lui frappe dans le dos.

– C'est tout bonnement prodigieux, acquiesce une dame rachitique qui lui serre la main.

– Il faudra nous transmettre la date, intervient un homme à la moustache fascinante.

– C'est clair, confirme une femme à la dentition discutable. Lucie est de la famille !

– Quoi ?... grommelle le garçon, incertain d'être bien réveillé. De quoi vous parlez ?

– Mais enfin ! disent tous les badauds à l'unisson. De votre mariage !