Chapitre 3 : Le boogie des poissons

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Cormac comprit. Il s'avança vers Blanche qui paraissait perdue et franchement embarrassée à l'idée d'être au centre de l'attention. Une main fine, pale, constellée de taches de rousseurs comme de minuscules étoiles flamboyantes sur un ciel laiteux, se tendit. Une autre, hésitante, petite, terrifiée du ridicule, n'osa pas s'approcher. Une hésitation qui ne dura pas une minute sembla pourtant s'écouler sur des heures. Un cas classique du chat et de la souris, dans notre cas, un matou poil de carotte jouant au héros et une souris myope dénuée d'empathie.

S'il eut existé une meilleure comparaison je n'en aurais pas choisi une aussi cliché, mais entre eux c'était comme ça. Le prédateur et la proie, Goliath et David, La belle et la bête. Le hic ? L'inversement des rôles chez nos personnages. Si vous pouvez, en cet instant filant, déjà terminé, me dire qui occupe le rôle du plus faible, déléguant l'autre à celui du plus fort, lui imposant le terrible fardeau du héros, alors vous avez vu en eux une chose que j'ignore encore. Chapeau.

Blanche finit par accepter et plaça sa petite main dans celle de Cormac. Il lui fit faire un pas en arrière. Sa sandale se posa sur le sol dans un claquement sonore. Arsène siffla de nouveau, Barnabé frappa le bureau de ses stylos. Cormac fit un pas en avant, un nouveau claquement retentit. La trompette s'éleva et Balthazar l'accompagna au saxophone. Cormac glissa sa main libre sur la taille de la jeune femme, et tout simplement, ils dansèrent : un peu maladroitement, car Blanche n'avait jamais dansé avec un homme auparavant. L'orchestre sonnait dans leurs oreilles, s'accordant sur chacun de leurs gestes, les voix se muaient en chants d'instruments, on n'entendait plus la différence et le bistrot se désintégrait autour d'eux, remplacé par des décors luxueux de salles de bals parisiennes, dancing enfumés de la nouvelle Orléans, clubs encombrés de New York.

Onze heures sonnèrent et la magie disparut, la poussière de fée tomba en une fine pellicule que Cornelia balaya distraitement, retransformant au passage l'Iseut en restaurant. Tous reprirent leurs habitudes ménagères, Blanche s'arrêta net, tout comme pétrifiée. Elle repassa la scène dans sa tête, cherchant à la classer dans une boite à souvenirs mais ne parvenant pas à trouver un label adapté. Elle ne remarqua pas les mains de Cormac qui quittèrent son corps. Elle ne remarqua pas sa révérence exagérée destinée à la faire rire. Elle ne remarqua pas le sourire amusé qui s'était installé sur ses propres lèvres. Elle dépassait les piles de connaissances, les cartons de souvenirs et les étagères remplies de fioles étiquetées d'apophtegmes mémorables, d'idées passées et de rêveries fanées sans trouver quoi que ce soit de ressemblant à ce qui venait de se passer.

Alors, plutôt que de ranger cet emportement révolu elle le laissa tomber en plein milieu de son esprit. Elle prit la décision de laisser trainer ce souvenir au premier plan de son âme car il lui sembla que c'était le genre de chose qu'on ne classait jamais correctement. Dans quelle boite mettait-on les étincelles, joues rosées et pieds gauches ? Comment contenait-on la brume humide qui avait fait disparaître le monde ? Quelle étiquette collait-on sur ce genre d'expérience ? Aucune.

La confusion céda sa place à l'apaisement. Les traits fins de Blanche revêtirent un masque de paix et la jeune femme se dirigea vers la cuisine.

C'est alors que la journée vira au film d'horreur. Alors que le restaurant ouvrait d'ici une petite heure, les casseroles étaient horriblement vides de toute soupe de poisson. Arsène vociférait, jurait, levait ses bras dans des gestes de dédain évidents. La cause de cette haine soudaine pour toute vie aquatique : le poisson... ou plutôt, devrais-je dire, l'absence de poisson.

Alors que le fenouil, les oignions verts, les tomates, le safran, l'ail et tous les ingrédients reposaient docilement sur le plan de travail usé, le poisson semblait avoir pris ses nageoires à son cou. Cornelia ouvrait et fermait frénétiquement les placards encore et encore, comme si le cabillaud allait réapparaitre par magie. Barnabé entra en cuisine, un livre imposant entre les mains. Il bredouilla sa réponse.

La valse des coussinsWhere stories live. Discover now