Chapitre 5

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Environ un mois et demi s'est écoulé depuis la rentrée scolaire. Pour ma part, rien n'a vraiment changé, si ce n'est qu'il me faut avaler de plus en plus de gélules inutiles : de toute façon, je vais mourir, alors pourquoi m'obliger à prendre tous ces médicaments écœurants ? Le médecin répète que c'est pour rendre la maladie moins douloureuse et plus supportable : je doute de l'efficacité de ces produits, vu que mon corps semble inévitablement s'affaiblir de plus en plus. Il me reste encore huit mois à vivre, mais mes muscles me paraissent incapables de tenir aussi longtemps. Tant pis. Ou peut-être que j'arriverai à rester debout, à force de vitamines et de compléments alimentaires. Quant au lycée, rien n'a réellement changé. Enfin, presque...

- Salut Jeanne ! s'écrie Laure, à l'opposé du trottoir.

Comme réponse, je me contente de lui sourire : j'aimerais pouvoir courir la rejoindre, mais je sais que mon cœur serait incapable de supporter cet effort, pourtant minime. Lorsque j'arrive à sa hauteur, reprenant ma respiration suite à mon pas accéléré, elle décide de prendre mon sac de cours, sans même me demander mon avis. En me relevant, je la vois sourire jovialement, et m'annoncer :

- Dépêche-toi, nous allons être en retard.

Je ne peux m'empêcher de sourire aussi, puis de reprendre ma marche à ses côtés. Laure a facilement remarqué mes difficultés à respirer ou à faire des efforts physiques, mais elle ne m'a jamais questionnée dessus. En réalité, je l'en remercie : je n'ai aucune envie de lui mentir, à nouveau, sur les conditions actuelles de ma santé. Elle doit sans doute penser que je ne suis qu'une simple asthmatique, aux muscles inexistants et au rythme cardiaque entrecoupé. Alors que nous arrivons au lycée, je me dis qu'après tout, c'est mieux ainsi.

Les cours du matin prennent finalement fin et je me dépêche, autant que je le peux, de rejoindre Laure à notre lieu de prédilection : le parc municipal, au pied du saule pleureur. Nous avons pris l'habitude de déjeuner ensemble désormais, même si nos emplois du temps coïncident peu. À l'abri du soleil de midi qui illumine la surface de l'eau, nous mangeons chacune notre repas, discutant de tout et de rien. C'est sans aucun doute le plus beau moment de la journée : les feuilles, victimes de l'automne, voltigent autour de nous avant de finir leur chute dans la pelouse excentrique ou dans l'étang, toujours calme et immobile.

J'avais pourtant l'habitude de venir me promener ici, l'année dernière. Mais désormais, l'atmosphère a changé : le temps, même si parfois nuageux, me semble toujours beau et réconfortant. Les branches peu à peu dénudées des arbres n'ont plus d'allure effrayante, et laissent entrevoir des nids d'oiseaux que je n'avais jamais aperçus. L'étendue d'eau recouverte par une mousse que je trouvais inquiétante, étrange, attise désormais ma curiosité et je me plais à imaginer un monde sous-marin, caché sous les nénuphars et les roseaux. Comment tout a-t-il pu changer aussi vite ? Pourquoi le monde est-il devenu si beau ? Je sens soudainement un poids dans mon dos, et lorsque je tourne la tête, je remarque Laure appuyée contre moi, assoupie. Un rayon de soleil parvient à percer les feuilles encore nombreuses du saule pleureur, illuminant la clairière dans laquelle nous nous trouvons. Je ferme les yeux, me laissant guider par ces sensations que j'avais, jusqu'à ce jour, ignorées : le murmure des feuilles qui se frottent entre elles, l'écoulement vif et précipité du canal dans l'étang, l'herbe folle sous mes doigts et les battements du cœur de Laure, qui résonnent à travers mon dos. Je ne peux m'empêcher de sourire, tant je me sens bien. J'en oublie peu à peu la maladie, le temps qu'il me reste, tout... Je me contente de préserver une unique pensée : ici et maintenant, je suis heureuse.

Une vingtaine de minutes plus tard, Laure et moi nous retrouvons sur le terrain de sport : comme toutes les classes de seconde, exceptionnellement réunies, nous allons devoir courir pendant environ deux heures, sans s'arrêter. Puis nous serons libres de rentrer chez nous.

Je soupire et essaie de me motiver, tant bien que mal : depuis toujours, je me désiste de ces cours inutiles, par une ordonnance du médecin ou un quelconque autre alibi. Mais aujourd'hui, alors que ma condition physique n'a jamais été aussi critique, nous avons un nouveau professeur, bien décidé à faire courir tout le monde sans exception. Je me dirige vers lui et tente de lui expliquer ma situation sans pour autant en révéler la véritable raison : bien sûr, comme je n'ai aucun papier administratif qui puisse le prouver, il refuse de me croire et m'ordonne de courir, sous peine de gagner un mercredi après-midi de plus au lycée. Je soupire, sachant parfaitement que je ne risque pas de terminer l'exercice sans malheureuses conséquences. Tandis que je commence à trottiner, je me maudis d'avoir oublié mon carnet de santé sur mon bureau.

À peine quelques dizaines de mètres parcourues en trottinant, je me sens déjà exténuée et faible : mes muscles se liquéfient, ma respiration se bloque à intervalles irréguliers et mon cœur ne parvient pas à propulser le quota de sang oxygéné nécessaire à mes organes. Je relève la tête : le soleil brille au-dessus des élèves transpirants, les étouffant de ses rayons devenus une gêne, plutôt qu'un bien-être. Aux ombres qui se déplacent sur le sol, je comprends que des personnes me dépassent, sans prêter attention à mes expirations saccadées et aux sifflements inquiétants qui s'échappent de ma gorge.

Soudain, mon cœur se crispe et un violent étourdissement me prend : je m'arrête, bien que le monde tournant autour de moi ne me donne pas l'impression d'être stable. Je sens que mes jambes risquent de se plier à tout moment et lorsque j'essaie de m'asseoir le plus lentement possible, j'entends le professeur, au loin, me crier de me remettre à courir. Je sais que je ne peux pas. Pourtant, je refuse de m'avouer vaincue. Si je laisse la maladie prendre le dessus, je finirais en fauteuil roulant dans à peine quelques semaines. Et je ne pourrais plus démentir la réalité à Laure. Non, jamais : il ne faut pas qu'elle sache. En me relevant, j'inspire et expire calmement, espérant reprendre rapidement mon souffle.

Mais j'oublie que ma santé n'est plus celle d'avant et qu'elle se détériore de jour en jour. J'oublie que je ne peux pas lutter contre ce mal qui me ronge un peu plus à chaque minute. Malgré mes efforts, le vertige s'intensifie, obscurcit ma vision et le seul son qu'il me laisse percevoir est mon rythme cardiaque, affolé de me voir perdre le contrôle. Je sens la force de mes muscles s'évaporer et la gravité en profite pour me laisser tomber sur le sol. La seule sensation que me renvoie mon cerveau, est la douleur de mon corps, causée par l'impact. La joue appuyée contre le terrain, je distingue à peine une élève courir vers moi, appelant à l'aide le professeur. Je sens une main venir se poser sur mon front et des paroles pleines de panique. Puis je m'évanouis.

Memento MoriOù les histoires vivent. Découvrez maintenant