Hugues de Tende

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                 Je suis assis au milieu d'un vaste scriptorium déserté, penché sur un manuscrit dont il me faut noircir les pages avec une vérité dont la présence me hante depuis des années. Une bougie éclaire faiblement la grande salle habituellement fréquentée par les moines enlumineurs. Les écritoires abandonnées attendent paisiblement dans le calme de la nuit. Au moment de partager mon fardeau, je comprends combien il est essentiel d'user des mots avec parcimonie et justesse car ils ont le pouvoir de convaincre et de changer les hommes. Certains textes ont une force considérable, les saintes écritures constituant certainement l'exemple absolu. Malheureusement tous n'ont pas les mêmes intentions que les quatre évangélistes et usent de cet art dans un but beaucoup moins louable. Un lecteur non averti et mal préparé spirituellement ne devrait pas ouvrir certains ouvrages.Il en est ainsi de celui que j'entreprends d'écrire qui ne pourra être compris pleinement sans l'éclairage fécond de la foi. Puissiez-vous être de ceux-là, au moment où vos yeux glissent sur ces lignes et ces mots s'immiscent dans votre esprit, car ce n'était pas le cas de celui qui est au centre de cette histoire et il le  paya très chèrement. Avant d'entamer ce long voyage vers le souvenir, en votre compagnie, j'ai une pensée émue pour mon vieil ami Fustel d'Illigand.

             Je me nomme Hugues. Je suis né à Tende l'année où saint Bernard, alors abbé de Clairvaux, prêcha la deuxième croisade, à Vézelay. Mes parents, très pieux, virent dans cette simple coïncidence un message divin. Ils décidèrent que le moment venu ils me confieraient à l'ordre monastique qui devait tant au célèbre théologien. Ainsi,selon leur volonté, dix-huit années après que les armées franques, emmenées par Louis VII, roi de France et Conrad III, empereur germanique,eurent emprunté les routes de l'Orient, je fis ma profession solennelle entre les mains de l'évêque. Par cet acte unique, j'affirmais mon engagement définitif dans l'ordre illustre des frères de Cîteaux et faisais vœux de pauvreté,de chasteté et d'obéissance. Peu de temps après, on m'envoya étudier auprès des plus renommés docteurs cisterciens et je devins en quelques années maître en théologie et docteur en droit canonique. Ma hiérarchie, pleinement satisfaite de ma progression, m'attribua un poste d'enseignant qui devait m'apporter une réputation d'homme rigoureux et discipliné.Mais je ne m'attarderai pas davantage sur cette période de ma vie qui fut certainement la plus paisible et heureuse. Le propos de ce présent ouvrage n'est pas de mettre en avant les années où je baignais dans la douce béatitude cistercienne mais au contraire d'exposer celles qui m'ont conduit à l'écrire. 

             En 1183, je reçus une convocation. On m'invitait à me présenter devant le grand chapitre de l'ordre, à l'abbaye de Cîteaux.On me confirma tout le bien que l'on pensait de mon action. Il me fut demandé d'étudier en détail les usages, pratiques et croyances de différentes sectes connues ; De les répertorier, de dresser des listes de noms de lieux, d'adeptes, d'informateurs potentiels, de déterminer les raisons véritables et les origines historiques de ces déviances. Je dus me familiariser avec les Manichéens, Piphles, Tisserands, Bogomiles, Cathares, Vaudois, Umiliati, Patarins et à l'occasion du concile de Vérone je fus en mesure de présenter à la sainte assemblée, en présence des plus éminents dignitaires de l'Eglise chrétienne occidentale, un rapport accablant qui vint s'ajouter à la somme considérable de preuves fournies par d'autres enquêteurs. A l'issue de la consultation, l'excommunication fut prononcée à l'encontre des Vaudois et une décrétale épiscopale, dite «ab abolendam» obligeant les évêques à défendre la foi et à s'informer par eux-mêmes sur l'avancée de l'hérésie dans leurs évêchés respectifs, confirma ce que nous pressentions tous. Les couloirs du concile furent le lieu d'échanges officieux et de discussions à mots couverts, mais nous savions tous l'urgence dans laquelle l'Eglise se trouvait. L'hérésie qu'Irénée dénonçait déjà au 2ème siècle dans son «Adversus haereses» avait gagné tout l'Occident; les idées les plus dangereuses circulaient par le biais de prédicateurs errants, échappant à toute autorité. Pire encore, des églises dissidentes avaient vu le jour, s'organisant autour de faux évêques,allant jusqu'à tenir des conciles comme cela avait été le cas à Saint-Félix de Caraman, en 1167, où les Cathares s'étaient permis la création de quatre évêchés à Albi, Toulouse, Agen et Carcassonne. Le temps de l'action était venu. A l'occasion de ce concile, je rencontrai celui dont j'allais devenir l'élève et l'assistant. Il était présent dans le but de recruter une âme solide et douée de discernement, comme il aimait à le dire, suffisamment vaillante, en tout cas, pour affronter la vie pénible du chasseur de «démons». Cette formule l'amusait particulièrement car, même si nous étions convaincus de l'importance de combattre l'hérésie et de la traiter avec le plus grand mépris, il était rare de rencontrer une personne qui méritât ce nom. Nos destins furent liés durant onze années. Il m'apprit les règles non écrites de l'interrogatoire et m'enseigna la subtilité d'obtenir l'aveu et le repentir. Nous enquêtâmes dans toutes les régions où notre présence s'imposait, inlassablement. Allant de pays où régnait la misère la plus noire en seigneuries qui, soucieuses de se maintenir sous la protection de l'Eglise, dénonçaient les hérétiques. La plupart du temps nous menions notre enquête efficacement et obtenions le repentir des accusés. S'il nous arriva quelques fois de livrer un déviant aux séculiers parce qu'il refusait opiniâtrement de se rétracter, la condamnation au bûcher était rare. Mon maître, Fustel d'Illigand, était intransigeant et n'abandonnait jamais une procédure en cours mais il ne s'attaquait pas à quelqu'un s'il avait le moindre doute. Il n'était pas rare de trouver sur notre chemin des hommes et des femmes capables d'accabler un innocent si ils pouvaient y gagner quelque bien ou argent.Nous avons vu des villages entiers s'acharner sur de pauvres gens et nous ne voulions surtout pas devenir l'arme favorite de ceux qui entendaient régler leurs comptes personnels. J'ai pu ainsi approfondir ma connaissance de l'âme humaine et ses travers, découvrir qu'un cœur aimant et trompé est capable du pire, qu'un homme endetté peut renoncer à tout pour quelques sous... Toutes ces années nous avons servi les intérêts de la sainte Eglise Romaine avec une grande détermination et un dévouement absolu. Mais rien de ce que j'ai rencontré jusqu'à la mort de Fustel ne m'avait préparé à l'affaire dont j'allais devenir un des principaux protagonistes. Mon ami est mort le 7 Février 1195, au cours d'une mission en Bourgogne, un prêcheur était accusé de nier la nature divine du christ et de reprocher ouvertement à l'Eglise de vivre dans l'opulence. Une forte fièvre s'abattit sur Fustel et le terrassa en quelques semaines. Le prêcheur refusa de se rétracter et proféra les pires insultes à notre encontre, je l'ai envoyé au bûcher pour crime de lèse-majesté divine. Je fus très affecté par la mort de mon Maître et envisageai un temps de retourner à la tranquillité de mes cours mais on me l'interdit. Au contraire, on me nomma assistant d'un autre légat et c'est à ses côtés que je découvris le comté de Quokelünd. Nous fûmes appelés pour enquêter sur les morts inexpliquées du monastère de saint Pacôme. Le 6 septembre 1195, trois semaines seulement après la découverte des corps sans vie des malheureux, nous pénétrions les terres peu hospitalières du seigneur Meinfelin de Quillien dont dépendait l'abbatiale cistercienne. La population de ces contrées avait la réputation d'entretenir avec son passé paganiste une relation douteuse. Nous n'étions pas les bienvenus. Je l'ignorais à ce moment-là mais cette enquête serait la plus longue et difficile de ma carrière.

               Aucune trace écrite des mystérieux événements que je m'apprête à vous conter n'a été conservée. Les flammes providentielles ont dévoré, durant la nuit du 14 Juillet 1212, en même temps que la bibliothèque de l'abbaye où elles étaient conservées, les rares preuves irréfutables. Dans l'âcre et épaisse fumée de cet incendie s'est envolée la seule chance, pour le commun des mortels, de découvrir un jour ce qui s'est réellement passé. Parce que je refuse que certaines erreurs ne se répètent, que des vies innocentes soient sacrifiées, j'ai rompu le serment qui me condamnait au silence. Ma hiérarchie apprendra tôt ou tard que j'ai enfreint cette règle absolue. Je risque d'en payer lourdement le prix pourtant le temps de raconter est venu. Ma vie n'a plus de valeur ni d'importance, seul ce que j'en fais en a. Je me garderai bien de donner un avis définitif sur cette affaire et me contenterai de rapporter les faits tels que je les ai vécus. Mon grand âge a pu altérer quelque peu les souvenirs qui me servent ici et atténuer leur goût amer. J'ai peur que mon récit ne soit que le pâle reflet de la réalité sordide à laquelle je fus confronté. Pourtant, que ma difficulté à faire revivre dans ces pages, l'ambiguïté, la complexité ou la profondeur des faits et la nature des personnes qui y ont participé n'égare pas votre jugement. Le récit qui suit atteste de l'authenticité des dramatiques événements que déclenchèrent les reliques de saint Pacôme.

QUOKELÜNDWhere stories live. Discover now