CONQUE EN STOCK

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Les bains dans la Conque devinrent vite indispensables. La Comtesse ne quittait à présent plus son manoir, car désormais, elle n'avait plus peur d'y mourir, et retrouvait à chaque bain, étrangement, la vigueur de ses vingt ans. Au début, l'effet s'estompait en quelques heures, mais après quelques semaines d'ablutions régulières, elle se sentit mieux en permanence, même à l'extérieur de la Conque, même douze ou treize heures après l'avoir quittée. C'était ce qu'on appelle une cure de jouvence. Ses médecins n'y comprenaient goutte : sa maladie était pourtant sans remède, et jour après jour, elle resplendissait, elle rajeunissait, sa fatigue et son état morbide s'évaporaient, la tendance générale de son évolution s'inversait. Il semblait bel et bien y avoir une rémission.

Tandis que ces messieurs s'arrachaient les cheveux sur son compte, la Comtesse continuait de se dévêtir, chaque soir un peu plus forte, un peu plus sensuelle, et se faufilait, nue, par l'embouchure de la Conque pour y prendre son bain de jouvence. Nul ne savait son secret : en la voyant débarquer la Conque au manoir, les habitants du village voisin avaient conclu à une simple excentricité de plus, une nouvelle preuve de son goût pour les babioles et les bibelots saugrenus. Personne ne se doutait de la formidable magie qui opérait à l'intérieur des murs du manoir, et pour rien au monde la Comtesse n'eût révélé sa découverte. Si ces braves gens de Contrempoint savaient ce qu'ils ont perdu ! pensait-elle quelquefois, étendue dans l'eau accueillante. Mais elle n'en avait cure.

Les médecins en perdaient leur latin. Voici que la Comtesse jetait sa canne et marchait, marchait vingt, trente kilomètres dans la même journée, se couchait à deux heures du matin, se levait à six. Voici qu'elle organisait des soirées au manoir, où elle invitait parfois une cinquantaine de personnes, alors que depuis des années on lui conseillait de prendre beaucoup de repos, d'éviter la cohue, et même de ne voir personne. Voici qu'elle faisait de l'œil aux jeunes bellâtres fortunés du coin, tout en se gardant bien de leur révéler son âge. Et voici que ces mêmes bellâtres tombaient dans le panneau !

Décidément, toutes les cartes étaient en faveur de la Comtesse. Rien ne pouvait plus lui résister, elle relevait tous les défis, osait toutes les folies, car enfin, de nouveau, après plus de quarante ans de peine et d'affaiblissement continus, la vie lui souriait. Elle se remit même à faire du vélo, chose qu'elle n'avait pas tentée depuis près de trente ans, et la voilà en selle, qui pédale, qui pédale, un vrai délice, elle n'était pas fatiguée, oh non, bien au contraire, elle accélérait, elle ralentissait un peu au carrefour, elle prenait le virage à gauche, puis à droite, puis à gauche pour emprunter le pont qui enjambait le fleuve... Arriva une voiture : la Comtesse fit un écart pour l'éviter, mais percuta la rambarde du pont et bascula par-dessus le rebord. Elle tomba dans le fleuve qui l'engloutit en quelques secondes. Son corps ne fut pas retrouvé.

Suite à ces événements, la fortune assez conséquente de la Comtesse Tatarinoff fut partagée entre ses héritiers nombreux et souvent lointains, la Comtesse n'ayant jamais voulu rédiger de testament. Certains furent heureux, d'autres moins. Toutes les possessions de la Comtesse, ou presque, furent vendues et traduites en espèces sonnantes et trébuchantes, y compris la Conque dont personne ne pouvait connaître la véritable valeur. C'est ainsi qu'elle échoua, parmi divers meubles et bibelots, chez un vieux brocanteur nommé Quignon qui l'avait acquise pour une bouchée de pain (car personne ne savait à quel prix la Comtesse l'avait achetée, excepté l'ex-Maire de Contrempoint qui, à ce stade de l'affaire, était hors jeu). Tout le monde la considérait comme un banal objet décoratif, magnifique certes, mais sans doute en contre-plaqué, faux et encombrant par-dessus le marché. Bref, personne ne voulait de cet engin-là chez soi. Quignon bazarda donc la Conque au milieu de sa boutique dans un désordre tentaculaire, où les chaises et les bibelots les plus bizarres eux-mêmes se demandèrent ce qu'elle faisait là.

Les clients passaient et repassaient, achetant un tabouret par-ci, un chandelier par-là, mais la Conque ne partait pas. Quignon se trouva embarrassé. Elle lui resta sur les bras plusieurs années, il n'arrivait pas à convaincre ses clients de la prendre, et au bout d'un moment elle devint un véritable problème : en effet, la Conque n'était pas petite, elle prenait de la place, et il aurait pu entreposer à sa place une trentaine d'autres objets qui, eux, se seraient vendus sans discuter. Quignon s'assit un soir devant la Conque, après avoir fermé boutique, et se demanda ce qu'il allait en faire. Il serait difficile de la revendre à un quelconque gandin, et la chose semblait même fort improbable. Quignon se leva et fit plusieurs fois le tour de la Conque en se grattant les cheveux. Il scruta chaque bosse, chaque recoin, chaque irrégularité de la coque extérieure qui, dans l'ombre nocturne de la boutique, paraissait d'un gris verdâtre plus ou moins morne. Il en conclut que le seul moyen de vendre un jour la Conque était de la rendre plus attrayante.


La ConqueWhere stories live. Discover now