Chapitre I - Le joint

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Il entendit le son d'une fenêtre qui grince en s'ouvrant. Le roucoulement pointu de Nancy l'obligea à se tourner vers elle.

« On dine vers 7 heures chéri. Tu prends une pause ? »

Il avait envie de lui flanquer son poing dans la gueule. « Il est 3 heures j'ai le temps de me dégourdir les pattes. Je pense finir le discours ce soir. Tu pourras y jeter un coup d'oeil demain. »

Nancy lui lança un sourire entendu. « Vas y mon chou, respire un peu d'air frais. On y travaillera ce soir. Il n'y a pas que le discours qui ai besoin de quelques arrangements... »

Le joint ne suffirait pas. Il allait aussi devoir se saouler la gueule. Il passa une main un peu fatiguée dans ses cheveux noirs et lui dit le regard allumé « Tout ce que tu veux, ma douce. Absolument tout ce que tu voudras, autant que tu voudras... » Il lui lança un rire joueur et se tourna désinvolte. Il reprit un pas assuré, l'oreille aux aguets. Nancy avait pouffé de rire et refermé la fenêtre. Il poussa un soupir de soulagement. Il allait enfin pouvoir être vraiment seul.

Le vent était chaud et sec. Il fallait fumer à l'ombre du vieux mur délabré couvert de Jasmin. L'odeur du joint passerait inaperçu. Les montagnes arides s'étendaient à perte de vue. C'étaient les paysages de son enfance, ces pentes à pic où son père et lui passaient des journées entières de randonnées. Son coeur se serra. Ses parents étaient tous deux morts sous la torture au tout début de la République, il n'avait alors que 15 ans.

Il s'assitsur le sol, les jeans dans la poussière. Il allait fumer le joint lentement, prendre son temps. Aaron en avait encore pour une heure de sieste. Nancy était toute à sa cuisine. La psychiatre était déjà passée et Frank « son pote » avait annulé la soirée Poker avec « les copains ».

Il soupira en faisant claquer le briquet. Ils lui avaient tout reconstruit. Ses amitiés, ses envies de cul et même sa psy. Ils le voulaient « en sécurité » et « heureux » sous leur contrôle total.

Les coudes adossés sur ses Jeans il inhala goulument une bouffée de drogue douce et laissa son regard voguer le long des vallées de son enfance. Il connaissait bien la montagne. Il se savait parfaitement capable d'y survivre seul plusieurs semaines. A quoi bon, ils le rattraperaient de toute façon. Ils étaient isolés, loin de tout et comme disait Aaron, « pourquoi s'barrer quand on vit bien payé dans un hôtel de luxe avec room service et putes gratuites ». Il avait raison. La remarque l'avait fait rire. Dans le fond il aimait bien Aaron, ce pauvre type, ce fanatique, qui l'avait copieusement battu au moment de l'arrestation en lui cassant les deux jambes.

Et puis de toute façon, ça n'en valait vraiment plus la peine. Sa mort était annoncée, c'était juste une question de quelques mois d'après le message rapide de Maureen.

Ils allaient donc en finir. Il soupira. Il leur avait résisté plus de vingt ans. Vingt ans de guerre sans merci faite de coups bas, de harcèlements, de mauvais traitements et d'une destruction totale de son image. La République des Aigles voulait le réduire à néant, le trainer dans la boue, en faire le bouc émissaire de tous ses maux.

Il s'adossa au mur. La mort. C'était une vieille copine. Elle lui avait pris toute son enfance, de nombreux amis, des camarades de lutte et avait même failli l'engloutir à plusieurs reprises.

C'était une chose la mort au combat. Celle qu'on attend confortablement assis dans une sale de transit, c'est autre chose. Une mort de bête d'abattoir de luxe. Une mort annoncée.

Il ne savait pas trop comment s'y prendre avec cette mort là. Il allait l'attendre, quel choix avait-il ? Un éclat de rire lui secoua les épaules. Il l'attendrait aux frais de la République en baisant Nancy et peut être sa copine Suzanne, en se tapant les soirées Poker « entre amis » de Frank, en discutant Karl Jung avec la psy et en se prenant une bière de temps en temps avec ce con d'Aaron. Quelle fin de vie de merde.

Combien de temps avait-il ? La vrai question était là. Il allait devoir mettre les bouchées doubles, finir d'écrire sa dernière pièce contre la République tout en écrivant pour elle. Ça allait être difficile, Aaron et Nancy avaient resserré la surveillance après la publication de ses derniers textes satiriques. Les Pères ne lui avaient pas pardonné la virulence de ses mots.

Pouvait-il toujours se fier à Maureen ? Le dernier message avait été peu précis. Elle lui avait soufflé la nouvelle adossée au mur d'un café le portable à la main à l'heure convenue. Elle avait les larmes aux yeux, du mal à parler. Il avait été pris de cour. Aaron et ses sbires suivaient à quelques pas derrière, il n'avait pas pu s'arrêter.

Il inhala profondément la fumée du joint. Il se sentait mieux. Le visage de Maureen s'estompait et ce regard terrible qu'elle lui avait lancé ne le hantait plus autant. Ils allaient encore le torturer. Sa mort allait être un acte de boucherie, l'assouvissement de la démesure de leur orgueil blessé, le paroxysme de cette haine démente qu'ils lui vouaient.

Il se sentait flotter. L'engourdissement provoqué par la drogue lui faisait du bien. Un coup de plus ou de moins, il n'en n'était plus à ça près après vingt ans de violence. Il trouverait bien le moyen de leur damer le pion une dernière fois. Il jouerait serré, vite et sans erreurs. Une vraie conduite de Formule 1 avec mort sur la ligne d'arrivée. Il allait leur donner une bonne raison de plus de le rouer de coups.

Il était temps de rentrer. Il se releva, enterra la cigarette au pied du Jasmin et se dirigea vers les collines. Il lui fallait un peu de marche, il ne pouvait pas rentrer le regard vague et l'esprit libre. Il finirait pas leur dire qu'ils pouvaient tous aller se faire enculer. Ce qui était embêtant c'est que Nancy allait drôlement aimer ça. Ah elle l'avait bien eu, la garce, avec ses airs de petite fille simple de la campagne un peu prude. 

Une mort annoncéeWhere stories live. Discover now