LE CŒUR DE NATHANIEL

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En cet instant, si je me tiens devant toi, si je regarde ton visage anonyme, c'est parce que la somme colossale de mes pas m'a mené jusqu'à toi.

Pour dérouler ce fil d'Ariane qui m'a conduit au moment où je t'ai bousculée, il faudrait suivre les labyrinthes de ma vie à l'envers. Il faudrait reculer d'une vingtaine de pas, lorsque je descendais l'avenue Rousseau et m'engageais dans la rue Racine sans te voir. Il faudrait revenir dix minutes en arrière, quand je quittais mon appartement 24 rue des Vignes. Il faudrait aller une demi-heure avant, quand, installé dans mon quotidien confortable, je n'imaginais pas l'enchaînement incertain qui allait me donner à toi. Il faudrait retourner vingt-quatre heures avant notre rencontre, quand je me promenais le long du port, rêveur. Il faudrait remonter un an avant, quand je pleurais comme un enfant à cause de Jenn, qui restera toujours mon premier amour. Remonter deux ans avant, quand j'entrais dans l'équipe d'édition de la plateforme Tout le monde lit, tout le monde écrit de mon père. Remonter au jour où je découvrais la lecture. Et remonter ainsi le fil tendu de toute mon existence...

Mais la foule désordonnée de mes souvenirs disparaît en une seconde, engloutie par ton regard. Il ne reste plus que tes iris bleutés et ton air fragile.

Comment avais-je pu, quelques minutes plus tôt, être absorbé par je ne sais quelle sottise, alors que je devais rencontrer tes yeux ? Tes yeux qui ont figé le monde à l'endroit où nos pas se sont croisés et qui nous laissent, face à face, prisonniers de notre destinée.

Cette seconde aurait pu durer toujours, mais la vie reprend son rythme et ton chemin s'écarte. Notre instant s'est écoulé. Tu vas partir. Et nous n'aurons pas échangé un seul mot. Nous n'aurons vécu qu'un regard éphémère le temps d'une rencontre suspendue...

J'ai l'impression de regretter les paroles que nous ne prononcerons jamais.

Tu te détournes en silence, sur le point de t'en aller.

Quelques pas, qui t'éloignent de moi, se tracent sur la rétine invisible du temps. Je pense à ton visage. Je revois tes yeux penchés vers moi. Je sens leur douce colère qui frôle mon regard. Mais ce n'est déjà plus que le souvenir de notre rencontre qui s'en va.

Soudain, tu te retournes ! C'est impossible, et, pourtant, tu marches droit vers moi, qui reste pétrifié. Tu reviens un peu trop vite, comme un navire emporté dans son élan et dont les hanches tanguent alors qu'il s'avance. Rien n'explique ton retour en arrière. Était-ce écrit ?

Semblable aux figures de proue majestueuses qui ornaient l'avant des nefs conquérantes, tu jaillis et me reproches d'une voix acerbe :

— Vous ne vous êtes même pas excusé !

— Oui, j'aurais dû dire quelque chose... J'ai été surpris.

Ainsi furent prononcés les mots qui m'avaient manqué. Et j'en ajoute d'autres pour alimenter le lien naissant qui se tisse :

— Je ne vous avais pas vue, j'étais dans mes pensées. Je suis désolé pour votre...

Je m'interromps, surpris. Quelques instants plus tôt, tu serrais quelque chose comme un trésor en traversant la petite rue. Mais, cela, je ne l'avais pas remarqué, tout entier à ma marche solitaire. Je n'avais pas vu ce que tu tenais au plus près de ton cœur.

À présent, je reconnais l'objet insolite : un livre... Pourtant, ils ont disparu depuis que le papier est devenu interdit. Alors comment est-ce possible ? Qui es-tu et que fais-tu avec cette relique ?

Tu sembles gênée, tu fais un pas en arrière comme pour t'enfuir et glisser à nouveau dans l'inconnu. J'oublie ton livre et mes questions. Je dois absolument te retenir, je ne peux pas te laisser partir une seconde fois. Je sens que cet instant qui s'écoule, où je te vois fuir, où ton pied se recule, est plus précieux que le reste de ma vie.

Je contemple à nouveau tes yeux aux reflets de la mer qui s'immobilise. Leur beauté est celle des énigmes posées par les Sphinx assassins aux voyageurs qui ne savent pas se protéger des vérités oraculaires. Tel Oedipe, je ne sais absolument rien de ton énigme, de ta bouche ronde comme une lune, de tes yeux courbés et brillants comme d'anciennes peintures encore vivantes, de ton visage de Jeune fille à la perle. Je n'ai aucun nom, aucune lettre, à mettre devant ton visage aux airs mystérieux de sphinge, dont la beauté indéchiffrable m'appelle.

Tu hésites. J'ai l'air désemparé et tu ne peux pas partir sans excuser mon geste. Je le devine avant que ta bouche ne le dise :

— Ce n'est rien... Ce n'est pas grave.

— Attendez ! J'aimerais me faire pardonner !

— Merci, mais cela n'est pas nécessaire. Ce n'était rien. Bonne journée.

Et voilà comment notre rencontre n'est pas arrivée, au milieu de la rue déserte qui nous avait pourtant réunis et qui semblait nous vouer l'un à l'autre. Tu reprends ton chemin avec tes pages à peine froissées, qui ne se souviendront pas de moi. Je sais en voyant ton dos, droit et rigide, qu'il m'interdit à jamais de m'approcher : je ne peux que le regarder s'en aller, impuissant. Ah ! Ce dos ! Ce navire insaisissable qui déjà prend le large et que je ne pourrai rattraper ! Ce dos au pouvoir de Méduse qui me laisse paralysé...

En un regard, mon coeur est entravé.

C'est insupportable. Ta démarche sévère t'éloigne encore de moi. Je ne te reverrai jamais. Mes jambes voudraient te poursuivre. Elles voudraient te rejoindre, combler cette distance qui s'ouvre entre nous. Mais il est trop tard, cette fois. Tu as fui ce qui aurait dû être notre histoire tandis que je reste sur le bord du trottoir. Je ne remarque plus le temps ni les gens qui passent. Le monde avance et mes pas sont arrêtés.

Je ne sais rien de toi. Je n'ai fait que te voir, te parler quelques secondes. Tu n'es, finalement, rien de plus qu'une inconnue parmi la foule d'inconnus. Tu n'as rien de différent. Alors pourquoi se laisser hanter par un simple masque, vierge et froid, sur lequel on ne peut mettre aucune pensée, aucune vie, aucune âme ?

Il faut que je t'oublie, que je parte comme Orphée et quitte cet enfer sans jamais me retourner, vers toi, Eurydice moderne, comme si tu n'étais rien de plus qu'une femme parmi les autres femmes. Pourquoi, d'ailleurs, Orphée s'est-il retourné ? Il n'avait qu'un seul pas à faire et elle était à lui pour toujours ; il gagnait. Mais le dernier pas était de trop. Il s'est tourné.

Je ne commettrai pas son erreur, je continuerai jusqu'à mon dernier pas.

Tu n'es rien d'autre qu'une inconnue. Ton visage anonyme sombrera dans le Léthé des visages oubliés et je continuerai ma route.



*** NATHANIEL VA-T-IL SE RETOURNER ?

OU POURSUIVRA-T-IL VRAIMENT SON CHEMIN SANS ELLE ? ***


La Tempête des coeursWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu