XIII. Je suis loin d'eux

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Un peu de doute teinté de tristesse me prend tout à coup: et si j'avais fait le mauvais choix? Non, pas de regret à avoir. Dans tous les cas, j'aurais fini ainsi. Cela s'est simplement fait un peu plus vite. Basculement trop brusque? Je ne peux pas vivre à jamais dans un lit, face à une grande armoire... Une adolescente doit bouger, vivre avec intensité les choses avant d'être rattrapée par l'âge adulte. Poursuivre la fête jusqu'à ce que l'aube naisse.

Le lac frémit de nouveau, brouillant la scène. Adieu, visages soucieux de mes géniteurs. Adieu, vie d'avant.

"Alors? m'interroge le maigre personnage du Terminus.

Mes yeux se ferment un instant pour chasser tous mes doutes. Peu importe que je lutte ou non, puisque tout aboutit à ce dérapage.

-Je continue.

-Tes parents ne te manqueront pas..? Et le garçon que tu as embrassé..?

-Une folle n'aurait pas pu les garder longtemps.

Il m'observe avec un profond respect.

-Je t'envie cette sagesse, soupire-t-il finalement. J'aurais aimé faire de même, quand j'étais à ta place...

-Vous avez été à ma place?

-Oui. Il y a des années. Je vivais la même chose que toi. Enfin moi, je ne venais pas tout à fait de ton monde, ni tout à fait de celui où vivent les Anges. Enfin, le Ciel... Le Terminus fait l'aller, mais le sens inverse est impossible. J'aurais dû aller ailleurs. Mais je ne l'ai pas fait...

-Ysmel?

-Oui, Ysmel!.. Encore et toujours elle!.. Je n'étais pas à ma place ici, mais je n'ai pas quitté le Terminus. Je l'aime, ma chère. L'amour rend fou, pense à t'en méfier... Enfin, assez parlé de moi. J'ai fini par trouver un rôle, un rôle solitaire, ne parlant qu'avec des voyageurs vite repartis -quand voyageurs il y a. Tu es la première que je vois depuis des lustres... Mais peu importe, je disais donc: vois-tu cette luciole?

-Oui.

-C'est ton train."

Je fronce les sourcils, un peu étonnée par cette affirmation. Comment un insecte peut-il..? A peine ai-je cligné les yeux qu'à présent, la lumière n'est plus celle d'une luciole mais les phares lointains d'un train.

Dans un joyeux bruit de locomotive, l'engin surréaliste s'approche à grande vitesse, puis s'arrête à la lisière de la forêt, juste en face de moi. Malgré la relative pénombre, je distingue ses fières couleurs rouge, noir et or. Les engrenages, comme surgis du passé, étincellent à la lumière de la Lune. Tout semble d'un autre âge, jailli d'un film des frères Lumière. Qui plus est, personne ne se trouve à l'intérieur: ni conducteur ni passager.

Mon hôte éclate de rire, me pousse dans un wagon, claque la portière, puis s'exclame:

"Terminus de la réalité, tout le monde descend! Exceptée toi, ma chère!"

La locomotive siffle avant de repartir à folle allure, entourée de sa fumée grise qui se rêve nuage. Le train file, encore et encore, traverse d'infinies plaines vierges baignées d'obscurité.

Quant à moi, je songe à l'histoire de l'homme mince. L'amour. Sais-je seulement ce dont il s'agit, au fond? Et c'est trop tard pour le découvrir. Là-bas, chez les Anges, je ne pourrai pas faire machine arrière.

Assise sur une banquette en velours, la joue contre la vitre, je songe à tout ce que je rate. Mais aussi à tout ce que je gagnerai, consciente que je vais vivre une aventure dépassant l'ordinaire. Tout le monde n'a pas la chance d'être fou. A cette idée, un sourire ironique naît sur mes lèvres.

Le train, lui, continue sa route sur ces plaines grises. Pas un oiseau ne gazouille; en fait, pas un être vivant n'a montré signe de vie depuis que j'ai quitté le Terminus. Seul le bruit métallique des rails et des moteurs rompt le silence. Aucune voix ne vient me tourmenter. Les Anges ont disparu en même temps que j'ai quitté la réalité. J'écoute un instant la berceuse mécanique du train.

Tchac-tchac-tchac.

Quand s'achèvera mon voyage? Quand arriverai-je au Ciel? Et surtout, là-bas, que découvrirai-je? Toutes les atroces histoires que m'ont contées les Anges me reviennent à l'esprit. Le souvenir du massacre. Je sens encore dans chaque partie de mon corps la terreur de Takdir. Le monde des Anges se résume-t-il maintenant à un champ de ruines? Les Anges renégats, ceux qui tuèrent les leurs, détiennent-ils désormais le pouvoir? Tant de questions se bousculent dans mon crâne... Hier encore, des voix me taraudaient. A présent, ce sont des doutes.

Tchac-tchac-tchac. Tchac-tchac-tchac. Tchac-tchac... Clonk.

La mélodie de la locomotive change brusquement. Les moteurs accélèrent tout à coup, me plaquant au passage contre le dossier de velours. Je perds mon souffle sous le choc de la surprise. Que se passe-t-il?

L'engin s'embarque dans une inattendue folie. Le paysage se trouble, les plaines perdent de leur netteté. Je me retiens de crier, la mâchoire crispée, le coeur affolé. J'oublie que ce monde-là n'est pas réel. Ce n'est qu'au bout d'un moment que je comprends: j'arrive à ma destination.

Après ce grand fracas, je verrai le Ciel.

Le Murmure des AngesWhere stories live. Discover now