Cher journal...

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Cher journal,

Suis-je supposé commencer de cette façon ? Mes vagues souvenirs du genre remontent à mes lointaines années d'écolier, un clavier aux doigts et un tableau numérique sous les yeux. J'avoue que je n'ai qu'effleuré les touches depuis. L'écriture, quelle perte de temps... Pourtant, je ressens un besoin pressant de m'exprimer aujourd'hui. Je ne sais à qui m'adresser d'autre que moi-même. Cette sensation d'extérioriser mes pensées, de me délester du poids de mes confidences me procure un soulagement auquel je ne m'attendais pas. Je laisse mon instinct me guider. Les conséquences de mes découvertes ne relèvent plus de mon ressort... Je crois.

Journal, quelque chose cloche. Je n'arrive pas à mettre la main dessus, je ne comprends pas ce qui produit cette impression, mais un malaise sourd m'envahit quand je sors de chez moi. Je me sens épié comme si, au coin de mon regard... L'ambiance générale se dégrade. Les passants me paraissent méfiants, distants. Avant... Je me souviens de ma jeunesse. Mes cinquante ans révolus n'affectent pas mes capacités... Si ? Non, l'énergie et la volonté de mes vingt ans m'habitent toujours. Je ne me trompe pas. Je ne suis pas fou. Lorsque j'évoque le sujet auprès de rares proches, ils m'accusent de paranoïa, m'affirment que je noircis le tableau. Pourtant, j'en suis sûr : la situation me paraissait meilleure avant.

Ce n'est pas qu'une question d'atmosphère. De légères incohérences attirent mon attention, me font tiquer. Une soudaine baisse de température, l'impression de me sentir observé... Au-delà de ces ressentis, certains détails me choquent. Je ne retrouve pas mes affaires à la même place. Le comportement de mes proches change. Certains papiers disparaissent. À moins que je ne les aie jamais rédigés ? Ma mémoire me joue des tours. Ou ai-je perdu mon assurance ? Quand j'étais jeune... Je retenais la moindre formule mathématique, le moindre poème grâce à mon intellect infaillible.

– Monsieur, permettez-moi de vous notifier...

Je redresse la tête, dérangé par l'interruption.

– Pas maintenant, V.I.L.L.E., précisé-je.

– Voulez-vous vraiment éteindre le système ?

Je soupire.

– Non, non, reste allumé.

– Dans ce cas, Monsieur, je dois vous notifier...

Je claque des doigts pour ignorer la voix qui résonne dans mon esprit. Elle se tait aussitôt. Une image s'imprime sur mes pupilles. Vaincu, je remonte le son.

– Regardez ce souvenir, Monsieur, vous commettez une inexactitude...

Effectivement, il y a trente-cinq ans, je n'en menais pas large. J'observe mon visage boutonneux sur la vidéosurveillance. Le discours monocorde de V.I.L.L.E. m'indique avec précision mon taux d'erreurs de mémoire, développe des statistiques en fonction des matières enseignées...

– C'est bon, j'ai compris la leçon, dis-je. Montre-moi plutôt Estelle.

La caméra change d'angle. V.I.L.L.E. récupère les archives d'une autre personne de la salle de classe, sans doute le professeur. Le cadrage se resserre... Et je la vois, en face de moi. Estelle. Mon cœur bondit en l'apercevant, encore aujourd'hui. J'aurais tout donné pour oser l'aborder.

– Estelle travaille dans un café en Australie, énumère V.I.L.L.E.. Son mari se prénomme...

Nouveau claquement de doigts, arrêt sur image. Je l'observe. Je souris. Puis je soupire et je remets le son.

– Éteins, V.I.L.L.E., j'ai à faire.

– Bien, Monsieur, accepte l'intelligence artificielle.

Je jette un regard sur l'écran d'ordinateur. Taper au clavier sur cette antiquité... Soudain, la démarche me paraît inutile. Pourquoi équipe-t-on encore les appartements, même dans les quartiers huppés ? Je l'ignore.

– V.I.L.L.E., archives, dis-je.

– Lesquelles, Monsieur ? demande-t-il.

– Tout ce que tu trouveras sur le genre du journal intime.

Les images défilent instantanément. Étrange. Je connais V.I.L.L.E.. Sa modernité relative ne justifie pas une telle rapidité. D'ordinaire, une requête de cet acabit nécessite un délai de recherche de quelques secondes.

– Pourquoi gardais-tu ces dossiers en réserve ? interrogé-je. Les ai-je déjà consultés ?

– Oui, Monsieur, confirme l'intelligence artificielle.

Tiens donc. Je n'en conserve aucun souvenir.

– Quand ça ? demandé-je. Montre-moi.

– Archive indisponible.

– C'est une blague ?

Je n'arrive pas à y croire. V.I.L.L.E. me fait défaut pour la première fois de ma vie.

– Non, Monsieur.

Le doute me saisit.

– V.I.L.L.E., ai-je déjà tenu un journal intime auparavant ? insisté-je.

– Archive indisponible.

Autantdire que oui. Mais alors, pourquoi a-t-il disparu ? Un mélange de crainte et d'excitationm'envahit. Qu'avais-je à cacher qui soit digne d'être effacé ? Cette lacune relève-t-ellede mon fait ? De mes proches ? V.I.L.L.E. ? Qui et surtout, pourquoi ? D'ungeste presque machinal, je rallume l'ordinateur. J'en comprends l'utilité àprésent. Plus personne n'emploie ces vieilleries. C'est le dernier endroitsécurisé, non relié au réseau, où je retrouve la liberté de me confier. Oui,quelque chose ne tourne pas rond. Et je découvrirai quoi.

V.I.L.L.E.Where stories live. Discover now