Felis 1 : la fuite

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Déterminé, je me glisse jusqu'au local technique du premier sous-sol, glauque à souhait - ils le sont tous. Pas besoin de passages secrets pour se déplacer discrètement dans la ville, tout a déjà été prévu pour que les gens qui s'occupent de l'entretien soient invisibles. Les immeubles sont tous reliés au troisième système de métro, le plus vieux et bancal, et le plus pratique quand on veut disparaitre dans une foule anonyme. Je rejoins rapidement le premier groupe de nettoyeurs, qui jettent un regard étonné sur ma tenue mais heureusement ne réagissent pas. Je suis habillé pour plaire aux étages friqués et j'ai déjà eu des ennuis en utilisant les sous-sols en portant ce genre de vêtements. On dirait qu'aujourd'hui est mon jour de chance. Relativement parlant.


Je n'attends même pas d'avoir atteint ma planque pour me changer. Trop de témoins, dans cette foule, à m'avoir vu. On est plusieurs à partager le même génome et par conséquent le même visage, mais à ma connaissance je suis le seul à avoir adopté la longue tresse et la tenue traditionnelle chinoise, c'est ma marque de fabrique. Qui doit disparaitre. Je trouve quelqu'un dont le gabarit convient, le regard aux pupilles dilatées aussi, et contre quelques pilules - une qualité qu'il n'aurait jamais pu atteindre avec le peu d'argent qu'il a - il accepte qu'on échange nos vêtements. Puis je me coupe les cheveux.

Ça aurait pu être un moment solennel, où je trancherai ma si longue tresse, que j'ai laissé poussé toute ma vie, avant de la nouer soigneusement. Sauf que je suis dans un cul-de-sac du troisième système du métro, entre les déchets et les épaves trop droguées pour bouger, et que je ne trouve que des tessons de bouteille pour faire le travail. Et vu la faune du coin, je n'ai aucune envie de leur demander s'ils ont un couteau.

Je massacre donc mes cheveux, en gardant juste assez de longueur pour me masquer le visage, surtout en enfonçant bien sur mes yeux la casquette que j'ai récupérée avec le reste. Et ce que j'ai coupé fini dans un bidon où brûle le feu de quelques sdf. Je les salue d'un geste du doigt sur le rebord de la casquette, et m'éclipse, en tentant de ne pas montrer que je suis terrifié. Je déteste cet endroit. Il m'horrifie et me brise le cœur en même temps.

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Deux métros plus tard, je peux rejoindre le deuxième système, et enfin revenir à l'air libre. Je ne vois pas comment je pourrais être encore suivi. A moins qu'on m'ait greffé un mouchard sous la peau, mais pourquoi faire ? Ma meilleure protection, c'est mon insignifiance.

Je peux donc rejoindre ma cachette, là où je garde mes faux papiers et mon argent. Dans un immeuble tout à fait banal, d'une hauteur moyenne, où vivotent des familles moyennes rêvant d'élévation. A force de travaux aux plans truqués pour économiser des miettes sur les matériaux, celui-ci s'est retrouvé avec tout un espace en théorie inexistant coincé entre les murs de deux appartements mitoyens. C'est un tout petit coin, plus invivable qu'une cellule, mais il me suffit pour me poser, et en me roulant en boule je devrais pouvoir dormir quelques précieuses heures. Il faut que je prenne des forces avant de fuir véritablement.

Je vérifie rapidement que j'ai tout en épluchant les papiers. J'ai aussi quelques souvenirs. Vraiment pas grand-chose, une petite boite... Un carnet, deux rubans, des photos.

Et, parmi elles, j'avais rangé une photo de Brass.

Saleté de rouquin. Si seulement...

Si seulement...

Si seulement j'avais pu dire oui.

La vérité, c'est que je ne veux pas fuir. Je dois fuir, je n'ai aucune autre solution que la fuite, mais jamais je n'ai eu envie de laisser derrière moi tout ce que j'ai construit, et jamais je n'ai eu envie d'abandonner ce crétin ! Dire que ça fait des semaines que j'essaye de le couvrir, alors que cet attardé mental a eu le culot de m'avouer son véritable nom dès notre toute première rencontre !

J'aurai dû le donner aux Soleils Noirs et m'en laver les mains. Après tout, c'était ça mon boulot : leur donner des renseignements sur le pilote - enfin, la série de pilotes - qui s'était attaché à moi. C'était ma seule utilité et je n'ai jamais eu de contact avec eux pour autre chose. Enfin, sauf avec Tonton, mais lui c'est différent.

Au lieu de ça, je l'ai protégé. J'ai caché à l'organisation une information essentielle sur lui. J'ai essayé de limiter son addiction. J'ai fait attention à... Bon, j'ai essayé de faire attention à ne pas trop le faire craquer, et visiblement c'était un lamentable échec, mais qu'est-ce que j'aurai pu faire de plus ? Oui, enfin j'ai sans doute trop joué avec lui. Mais il était irrésistible. Saleté de rouquin, avec ses grands yeux, et son sourire, et son... comment je pourrais appeler ça, sa joie de vivre ? En tous cas il était lumineux. Solaire.

Personne n'aurait dû le savoir, que j'ai mal fait mon travail. Je n'ai aucune envie d'avouer à des gars armés jusqu'aux dents et qui trouvent logique d'attaquer des villes à coup de kaijus que j'ai trahi mon contrat moral avec eux. Tout ça dans l'espoir que mon petit chouchou survive un peu plus. Parce qu'en plus je m'y étais attaché, aux Brass précédents. Et leur mort m'a fait très, très mal. Je suis certain que je n'y suis pour rien, aucune information que j'ai transmises aux Soleils Noirs n'a pu conduire à la mort d'un des Brass, mais quand même... je voulais garder celui-là le plus longtemps possible.

Je m'aperçois que je me suis perdu dans la contemplation de la photo. Ce n'est même pas une vraie photo, ce n'est qu'une publicité que j'ai découpée dans un magazine. Je n'avais pas voulu prendre celle qu'il m'avait apportée pour se vanter, je ne voulais pas l'encourager. Mais quand je l'ai revu sur papier glacé, j'ai craqué. Il est tellement... tellement lui, là-dessus. Derrière lui, on a placé artificiellement un pré ensoleillé et un match de football à l'ancienne. Il a de la boue sur le visage et il est resplendissant, souriant à l'objectif comme s'il tenait à me faire savoir à moi personnellement qu'il a gagné le match. Et j'ai beau savoir que c'est truqué, du début à la fin, et que la vie idyllique qu'on nous vend n'existe plus nulle part, et qu'il n'était même pas à l'extérieur pour ces photos, ça me...

Bref. Je ne devrais pas garder cette stupide photo. Je ne pouvais pas me lier encore davantage à un membre de l'UFIT, je ne pouvais pas le trahir et donner au Soleil Noir de quoi l'atteindre, toute cette situation était explosive depuis le début. Par ma faute. J'aurai dû trancher. Je le savais, pourtant, que c'était impossible de concilier les deux. Mais j'ai hésité, j'ai sans cesse repoussé ma décision... Et maintenant, j'ai tout perdu.

Qu'est-ce que Cadell va devenir ? Brass, il faut que je l'appelle Brass, sinon un jour ce maudit prénom qui me brûle les lèvres va m'échapper. Si je fuis le Soleil Noir, ce n'est pas pour leur donner ce secret.

Ce qui me rappelle qu'il faut que je contacte l'organisation pour les prévenir que je suis grillé. Je grimace. Ce sera le seul moment vraiment dangereux de ma fuite, celui où je serai à portée de caméras et d'espions de l'UFIT, où je ne pourrais pas me cacher dans la masse. Parce qu'évidemment, le Soleil Noir a un système de communication sécurisé, mais ça c'est pour les membres. Les indics et les mercenaires doivent se contenter de prendre le pognon et de se démerder pour ne pas se faire prendre.

Autant que je tente de dormir. Demain sera une rude journée...

L'éternelle batailleWhere stories live. Discover now