Illusion du temps

Surveillance

Qui dit nuits semblables, dit journées identiques. La même routine se répète jusqu'à ce qu'on décide de l'arrêter. Et nous avons deux choix. Le premier est de quitter Magnitogorsk et d'espérer d'être dans une place où il fait mieux vivre. Le deuxième est plutôt cynique, mais il s'agirait de s'enlever la vie. Pour plusieurs, cela a été la bonne solution, mais je n'oserais jamais le faire. Cet acte irait à l'encontre de mes valeurs de ténacité, je suis obstiné à persévérer dans la vie malgré mes propres démons. Chaque jour est un combat, mais j'ai à présent remporté 6676 parties pour un total d'aucune défaite. Je suis un champion, du moins, de ce point de vue.

J'aurais donc un envie incroyable de quitter cette ville maudite, dans laquelle le bonheur n'est pas inscrit dans les dictionnaires, ni dans les maisonnées. L'impression que me donne les gens est toujours la même et cela me perturbe de savoir que je pourrais devenir comme eux. C'est indiscutable, incontestable... Je quitterai Magnitogorsk un jour. J'aimerais tant découvrir les campagnes russes pendant un voyage et y rencontrer de nouvelles personnes. J'ai besoin de changement, afin d'oublier, afin d'atténuer mes cicatrices.

Mais quand pourrais-je partir ? J'ai que 18 ans. Oui, je suis un adulte, mais ça, c'est ce que les chiffres disent. Et nous savons pertinemment que les chiffres ne parlent pas. Je ne me sens pas apte à agir par moi-même et d'évaluer les conséquences de mes propres gestes tout de suite. Il faudrait bien que j'apprenne à être un adulte. Il est facile d'avoir le statut d'adulte, ça, tout le monde peut l'atteindre. Mais en être un, pour de vrai, est une toute autre chose.

Aujourd'hui passait le train des nouveaux arrivés pour l'industrie minière. La mine a été remise en place depuis l'effondrement. Pour la nouvelle arrivée,  on a recensé environ trente-huit nouveaux employés. Des petits et des grands, des jeunes et des vieux, des blonds et des bruns... Ils sont tous différents, telle que la vie avait décidé. Pourtant, la société a fait d'eux de parfaits exemples de copies conformes au système de ma cité. Malgré leurs différences, ils sont tous pareils. Ils ont tous la même utilité, tous le même devoir, mais surtout, le même sort. Des journées les attendent. Ils travailleront jour et nuit, jusqu'à n'avoir plus aucun repère temporel. Ils n'auront plus le temps de dire bon matin à leurs fiancées ni à leurs propres enfants. Certaines journées leur paraîtront excessivement longues, sans fin, tandis que d'autres vont être finies en l'espace de ce qu'ils leur ont semblé être une dizaine de minutes.

Un collègue m'a dit que ce train provenait de Moscou et qu'il s'agirait de gens assez durs. Des gens qui n'ont pas réussi, me dit-il. Ils ont été envoyés de la capitale, car ils n'étaient pas dignes du statut social moyen dans la métropole. J'ai d'ailleurs appris que ce train repartait dans la même direction lors de son départ. Il repartait à Moscou, et nous le regardâmes tous avec admiration. Puis, je demandai à mon collègue:

- Sais-tu quand est-ce que le prochain train passe ?

- Dans trois journées. Cependant, les prochains gars qui arrivent sont de Saint-Pétersbourg. Eux aussi ont toute une réputation. Ils sont déjà assez familiers avec le domaine et ils sont connus pour leur autorité. Ils sont environ une dizaine. Ils devraient être efficaces pour la tâche répétitive qu'ils auront à faire...

Il rit.

- Quelle tâche auront-ils à faire ? lui demandai-je.

- Ils seront envoyés au cinquième sous-terrain pour s'assurer que le rythme de travail soit efficace. Et crois-moi, ils seront efficaces.

Bon, le cinquième sous-terrain... C'est là où j'exerce mon travail. Et j'en avais déjà un peu entendu parler de ces gardiens de Saint-Pétersbourg, maintenant que j'y pense. Mais jamais cela m'avait traversé l'esprit qu'ils iraient surveiller le cinquième sous-terrain.

Il faut vraiment que je m'en aille. J'ai fait mon choix. C'est la goutte qui fait déborder le vase.