Le projet

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- Tu sais, Allan, tu n'as pas besoin d'être aussi désagréable. Je te proposais simplement une réglisse.

L'intéressé ne répondit pas. Il fixait le sachet de friandises posé à quelques centimètres de lui et les doigts potelés de son collègue. Il frémit d'écœurement et regarda l'homme, vexé, se lever maladroitement de son siège à roulettes pour se diriger vers les sanitaires. Sa démarche lourde et incroyablement lente, causée par un fort embonpoint, évoquait à Allan celle d'un pachyderme. Il était partagé entre la fascination et le dégoût. Il détourna son regard, agacé d'avoir été interrompu, puis recommença à taper frénétiquement sur le clavier de son ordinateur.

Cela faisait seulement quelques semaines qu'il était arrivé dans cette entreprise, et pourtant il s'était déjà mis à dos la totalité du couloir du deuxième étage. Ce n'était pas tant son caractère très solitaire ou sa manie d'ignorer toutes les règles de politesse, qui gênaient. Mais plutôt le fait qu'il se faisait un plaisir de jeter un regard acerbe sur tous ceux qu'il jugeait insatisfaisants –c'est-à-dire la plupart des gens. En outre, il ne lésinait pas à user de tout son cynisme, et il faut dire que dans ce domaine là, il ne manquait pas de talent. Allan n'était pas tout à fait le modèle-type de l'homme sociable. Il se considérait d'ailleurs comme étant incapable d'éprouver la moindre sympathie pour la race humaine. Et pourtant, il avait longtemps essayé d'imiter le comportement des autres, de se faire des amis ou au moins des connaissances, en vain. Il avait finit par en déduire qu'il n'était tout simplement pas fait pour ça, et qu'il était plus heureux dans sa solitude.

Dès que l'aiguille de la vieille horloge qui surplombait la machine à café atteignit l'heure fatidique de 18h, Allan quitta son poste de travail sans même un regard pour ces hommes et ces femmes qui continuaient de s'agiter autour de lui. Il traversa les quelques allées qui le séparaient de l'ascenseur et appuya pressement sur le petit bouton lumineux.Quand les portes coulissèrent, il exprima un soupir de contrariété en constatant que l'étroite cabine était déjà presque pleine. Il sortit un vieux bouquin écorné, son smartphone et ses écouteurs.Les premières notes de musique parvinrent à ses oreilles. Enfin quelque chose de beau inventé par l'Homme, pensa ironiquement Allan. L'ascenseur atteignit le rez-de-chaussée. D'un pas nerveux,il franchit la double-porte battante de la sortie et plongea la main dans sa veste pour y trouver le paquet de cigarettes qu'il avait tant désiré toute la journée. Il appréciait le frottement caractéristique de l'allumette sur le grattoir, duquel jaillissait une lueur orangée, chaude, intensément apaisante. Et il appréciait encore plus de tirer sa toute première bouffée les yeux fermés, la tête relevée vers le ciel et la musique faisant écho dans tout son corps. Dans ces moments-là, Allan se sentait à la fois immensément grand et complètement libéré, extériorisant tout le mépris qu'il avait accumulé depuis qu'il était sorti de son appartement. Il oubliait les gloussements stupides de ses collègues, les remontrances de son patron qu'il avait écoutées d'une oreille distraite, les commérages terriblement ennuyants de sa voisine de palier, le sourire agaçant de la boulangère ; bref, il oubliait à quel point son existence était réduite à un non-sens d'une absurdité extrême. A cette pensée, il se surpris à exprimer un demi-sourire qu'il chassa vite de son visage. S'il commençait à rire de sa propre condition, il ne lui faudrait pas longtemps avant de plonger entièrement dans l'abîme du sarcasme. Il estimait qu'il pouvait se moquer de tout et de tout le monde, mais surtout pas de lui. Il devait rester bien au-dessus de ça. Après tout,se disait Allan, heureusement qu'il y a moi. Si je n'avais pas les yeux ouverts sur le monde tel qu'il est, contrairement à ces aveugles qui prétendent tous être exceptionnels, qui serait là pour rétablir l'ordre des choses ? Ils ne se rendent pas compte à quel point ils pourraient être magnifiques s'ils pouvaient voir les choses avec mes yeux.

Il marchait enlisant, ignorant la masse affluente de personnes qui partageaient le trottoir avec lui. Tous les jours, à la même heure, il effectuait ce trajet avec un profond malaise. Il préférait cependant toute cette agitation plutôt que la seule idée de rester enfermé dans un bus ou un métro en compagnie d'une dizaine d'inconnus, contrariant son intimité et son espace vital. C'est ainsi qu'était Allan ; un trentenaire épuisé par la laideur du monde, un homme qui détestait ses semblables, un misanthrope maladif au bord de l'implosion.

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⏰ Last updated: Oct 25, 2017 ⏰

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