18 - Duphine ma chère

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- Le micro-ondes, c'est pourquoi à ton avis?

Bizarrement il ne me serait jamais venu à l'idée d'utiliser un micro-ondes dans un concours culinaire mais je suis bien la seule candidate. Hermione est dépitée.

- Ecoute, de toute façon ce sera à moitié cru, les chefs ne vont même pas goûter, on appelle ça des duchesses fantômes, ou des pommes de terres virtuelles, et le tour est joué; tenté-je.

Hermione me regarde. Elle se demande si je suis une complète fumiste ou une artiste, visiblement - comme tout le monde, elle a du mal à mettre le jugement de XinMin en question. Mais de toute façon il reste trois minutes, ce qui coupe court à toute réflexion élaborée. On utilise la pâte à chou comme de la pâte à modeler dans l'assiette pour faire un dressage improbable, on saupoudre de copeaux de pommes de terre et on appelle les maquilleurs culinaires qui viennent donner une jolie couleur dorée à tout ça avant la revue des chefs. Hermione se permet même de donner des conseils sur le plus meilleur profil de son assiette au photographe du plateau. 

Et comme prévu, ça passe. Notre "virtualité de pomme duphine" manque même de peu le coup de coeur du jury qui va finalement à "P/d?/T", probablement au titre du "nom le plus incompréhensible pour un plat immangeable" même si ce n'est pas précisé. Et encore plus rapidement qu'au début de la grève, tout le monde part, le plateau s'éteint et je me retrouve seule dans le noir. 

Mais non, pas seule. La porte du plateau s'ouvre et une odeur familière d'embruns et de muscade surmonte sans peine les vagues relents de patate bouillie.

- Roman? murmure-je.

Roman m'a à peine regardée pendant tout le tournage et clairement l'intérêt qu'il portait à notre plat était limité au décolleté d'Hermione. 

- Cora.

Sa voix est hésitante. 

- Chiara.

- Pourquoi faut-il que tu compliques tout, toujours? murmure-t-il.

- Je complique? Moi je complique? Mais pas du tout! Vous me faites des déclarations d'amour alors qu'on se connaît depuis deux minutes, vous ne pouvez pas sourire sans que deux cents nanas mouillent leur culotte, je vous propose une honnête partie de jambes en l'air et vous prenez soudain des mines de gazelle effarouchée et partez en courant. 

Et en me laissant dans un état de frustration avancée, complèté-je, dans mon for intérieur.

- Et en plus, vous massacrez mon prénom systématiquement.

- Mais tu ne vois donc pas?

- Non. En même temps on est dans le noir, alors c'est un peu normal, hein, parce que personne ne peut y voir clair. Du coup j'allume un peu. 

Ma piteuse tentative d'humour lui passe au-dessus de la tête. Le projecteur que j'ai réussi à mettre en route l'éclaire de la façon la plus flatteuse possible - quelle surprise! - sculptant ses pommettes, mettant un coin d'ombre près de ses yeux, mettant en valeur sa silhouette élancée.

- Je te vois arriver, toute frêle, toute mal fagotée, toute grise au milieu des autres candidates. Evidemment que je dois tomber amoureux de toi! c'est le destin! Quand on est aussi brillant et adulé que moi, c'est bien pour pouvoir un jour sortir une pauvre souillon de son destin de misère et la rendre heureuse et reconnaissante jusqu'à la fin de sa vie. Je suis le Prince charmant, tu vois, donc il faut que tu sois la princesse.

- Alors je passe sur le côté pauvre souillon, mais c'est une vision vachement réductrice de l'histoire, non? Vous avez dû louper deux-trois chapitres sur le féminisme, à l'école de cuisine. 

- Et toi, poursuit-il sans faire mine de m'entendre, au lieu d'être l'héroïne pure qui attend son héros, tu me balances tout à trac que tu veux te faire sauter comme une vulgaire escalope de veau. Tu imagines le mal que tu m'as fait?

Non. J'ai beaucoup de mal à comprendre son point de vue. D'autant qu'il a posé la main sur ma taille, que son autre main effleure ma joue et que je sens qu'il est très très proche de moi; que la frustration est là aussi, et que franchement, une partie de mon esprit est en train d'inventorier le plateau pour voir ce qui pourrait constituer un substitut acceptable à un matelas. Je ne comprends pas son point de vue mais de plus en plus pourquoi il met la moitié féminine de l'assemblée en transe quand il arrive. Il faudrait juste qu'il arrête de parler.

- Et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de venir te voir, d'être près de toi. Et tout le monde commence à voir ce que j'ai perçu depuis le début, cette qualité unique chez toi. 

- Bon, fais-je conciliante et un peu amadouée par la qualité unique, peut-être que c'est juste un problème d'histoire. Vous pensiez que c'était un conte de fées, mais c'est peut-être un peu plus moderne que ça? 

Je sens que je viens de lui ouvrir des perspectives insoupçonnées. Sa main s'appesantit au creux de ma taille, et même un peu plus bas, aidée par un subtil mouvement de hanches tout à fait délibéré de ma part, pendant qu'il réfléchit. 

- Mais oui! C'est ça! 

Il me serre contre lui. Je suis engloutie dans la chaleur de ses bras, la tendresse de son étreinte, la puissance de son torse, le parfum de son corps. C'est si ridiculement bon que j'ai l'impression d'être dans un roman Harlequin. 

- Ce n'est pas un conte de fées, c'est une histoire de rédemption. Tu es là, perdue, dépressive, prête à donner ton corps au premier homme qui passe pour avoir un regard, tu ne sais offrir que ça; et moi je dois te réapprendre à aimer et te montrer que tu vaux mieux que ce que tu crois. Je suis là pour te sauver!

Et là se passe quelque chose d'étrange. Parce que Roman commence à chercher ma bouche pour m'embrasser, parce que mon corps m'envoie tous les signaux habituels - pas si habituels que ça, d'ailleurs, en tout cas pas à ce niveau d'intensité - d'une libido en pleine accélération et prête à me faire crier "prends-moi"; mais un petit déclic dans ma tête bloque tout ça.

- Vous venez de me traiter de pute, en gros?

- Oui, en gros, mais ce n'est pas grave, je te pardonne, je t'aimerais quand même, et même avec ça!

- Non mais vous hallucinez? C'est pas parce que j'ai déjà pris mon pied que je suis une pute! C'est quoi votre problème? Je vous demande si vous avez déjà couché avec des nanas, moi? Je vous traite pas de pute pour ça!

- Oh, ma belle insoumise, ma rebelle, tu ne te rends pas compte évidemment, tu te cabres comme une pouliche sauvage, mais ce qui t'effraies tant, ce n'est rien d'autre que le bonheur d'aimer et d'être aimée!

Ce mec est incroyable. Et honnêtement, malgré le déclic, je ne me fais pas entièrement confiance pour ne pas céder s'il recommence juste à me tripoter... la taille comme ça. Alors je fais la seule chose possible pour me calmer, la seule chose que mon entraînement d'agent des services spéciaux m'a apprise, la seule chose qui me vienne à l'esprit à part balancer un coup de genou bien placé à un membre du jury du concours que je dois absolument gagner. 

- Tu fais des pompes? lance Roman, incrédule.Je te dis que je t'aime et tu fais des pompes? 

- C'est ça. 

D'ailleurs, c'est beaucoup plus dur que je ne le pensais, les pompes. Mais ça marche bien. A peine trois, et toute libido envolée mon corps se contente de murmurer d'arrêter cette torture. A dix, les yeux fermés, la mâchoire serrée, j'entends les pas de Roman s'éloigner et quitter le plateau. Je m'écroule lamentablement à plat ventre pour reprendre mon souffle. 

Et j'entends, précis, lents, rythmiques, des applaudissements. J'entr'ouvre difficilement les yeux. Le dernier applaudissement me fait mal: il a claqué sur mon profil postérieur. 

  - Bon, fait la voix de Grégory, c'était le pire, je dis bien le pire, sabotage de mission que j'ai jamais vu. Pire que tes pompes. Va falloir être un peu plus efficace, ma pouliche sauvage

Et comme pour me rappeler le reste, je vois soudain le petit point rouge qui se remet à danser sur le parquet. 






Du tout cuitWhere stories live. Discover now