Interlude : Avant la Chute

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Le sang ruisselait sur les mains de Will, noir sous l'éclat de la Lune, noir, comme Hannibal le lui avait promis... Dans cet instant de frénésie, la douleur n'était rien. Peu importaient les blessures qui mordaient sa chair, les cicatrices à peine refermées, et celles qui viendraient... Le corps de Francis Dolarhyde gisait par terre à ses pieds. Le sang s'épanouissait le long du dallage en une mosaïque infinie, abstraite. Il soulignait les bras étendus en croix, auréolait le visage baigné d'une étrange béatitude, et Will vit dans ce dessin parfait l'image de ses propres illusions, sacrifiées... Crucifiées sous l'autel de la Lune.

Le Grand Dragon Rouge s'en était allé, un autre avait pris sa place. Un dragon à deux têtes.

A quelques mètres à peine, Hannibal se redressait, essoufflé, recouvert de ce sang noir qu'ils avaient versé ensemble...

Ensemble... Alors même que Dolarhyde rendait son dernier soupir, Will ressentait encore dans ses veines ces instants parfaits, absolus, où toutes les barrières étaient tombées, où tous les doutes s'étaient faits cendres : Hannibal et lui avaient combattu ensemble, et d'une seule main, d'un seul ballet, d'un seul souffle, ils avaient abattu ce monstre qui prétendait se dresser sur leur route...

Loin de s'apaiser, cette communion résonna en lui : il la sentait dans chaque fibre de son corps, chacun de ses muscles, chaque goutte de son propre sang, au creux de ses os... L'instant qu'il venait de vivre, il en avait rêvé pendant trois ans. Trois années qui avaient vu Hannibal disparaitre de sa vie... Trois années de désert, de mensonges et de faux-semblants, envers les autres et envers lui-même...

Toutes les nuits, Will rêvait de cette nuit terrible où Hannibal l'avait laissé pour s'enfuir, avec pour châtiment de sa trahison le cadavre d'Abigail... En une seconde, les fantasmes des semaines écoulées s'étaient effondrés. La complicité, les projets d'évasion, ce piège mené de concert avec Crawford et qui avait fini par devenir un piège pour lui-même, un projet qui malgré lui le séduisait, auquel il avait voulu croire, se laisser succomber...

Il ne l'avait pas fait. Il avait dit non à Hannibal cette nuit-là. Il l'avait refusé. Et Hannibal était parti...

Aujourd'hui, après trois années de cavale et d'emprisonnement, ils se tenaient à nouveau l'un en face de l'autre, libres, unis par cette chose glacée, tordue et noire au fond d'eux-mêmes...

Toute sa vie, Will avait été poursuivi par ses démons. Par les démons des autres, qui entraient en lui, le massacraient, le détruisaient... Avec Hannibal, c'était différent. Ça avait toujours été différent. Les démons d'Hannibal jouaient bien avec les siens.

Reprenant son souffle, celui qui avait été son psychiatre pendant près d'un an s'approcha de lui et lui tendit la main. Will la saisit. La communion en lui montait par vagues, se répandait, irradiait, effondrant les barrières des conventions et de la société, balayant la morale, le bien et le mal, tout ce qui avait un jour pu compter à ses yeux. Désormais, il n'y avait plus qu'Hannibal, et sa main dans la sienne.

Tuer Dolarhyde les avait transformés à jamais. Dans la mort, ils étaient devenus plus que des hommes, plus que des monstres, mais bien un seul être, un seul cœur, une seule chair. Will venait de goûter à quelque chose, une chose mille fois fantasmée, au-delà de ses rêves les plus fous : une compréhension au-delà de toute limite. Au-delà de l'enfer et de la conscience, loin dans les tréfonds de l'esprit humain, dans sa tragique et terrible beauté.

En contemplant les yeux d'Hannibal à cet instant, blessé de toutes parts, meurtri dans son corps et dans son âme, Will atteignit un état de grâce, comme il n'aurait jamais espéré en rêver. Car Hannibal se tenait là, devant lui, ses bras l'agrippant et le retenant, dans ce combat qui avait toujours été le leur... et Will réalisait qu'il ne s'était jamais senti davantage à sa place. Nulle part ailleurs, cette sensation de chaleur ne l'avait possédé, cette intimité, cette confiance, cette lueur qui chassait tout le reste, éclipsait le calme et la raison, le danger, pour ne laisser place qu'à cette seule absolue certitude : être en sécurité... Être exactement là où il était censé être... Avec lui.

Will baissa les yeux. Cette révélation le submergeait de toutes parts, et il sut à cet instant qu'il n'aurait plus la force de la combattre. Il ne le voulait plus. Il abdiquait. Il avait trop souffert dans sa vie pour dire non une fois de plus au seul homme qui avait su donner un sens à sa vie, qui avait su voir au fond de lui, plus loin que la chair... Il ne supporterait pas de livrer une fois encore son existence au vide, à l'illusion d'une normalité qu'il n'atteindrait jamais, où son univers tout entier se découperait en criant son absence : « Hannibal ! »...

Will n'osait plus le regarder dans les yeux. Tout ce qui avait fait de lui le profiler qu'il était était en train de l'abandonner. Sa volonté s'écoulait de lui, nouait ses bras à ceux d'Hannibal, ses mains aux siennes...

« Je l'aime », martelait son esprit. « Je l'aime. Peu importe ce qu'il est, peu importe ce qu'il a fait... Je n'ai jamais aimé personne comme je l'ai aimé lui. Que le ciel et l'enfer me pardonnent cet amour... »

Et, tandis que ce sentiment montait en lui, les ténèbres grossissaient : ce monstre toujours entraperçu au fond de lui-même, ce vampire assoiffé de sang qu'il avait renié, rejeté, emprisonné dans les méandres les plus noirs de son esprit torturé... Hannibal l'avait vu, ce monstre. Il l'avait aimé. Et, au fil des années, il l'avait guidé en dehors du labyrinthe...

Le monstre était libre à présent. Le monstre s'était repu du sang de Dolarhyde au clair de Lune : il ne se terrerait plus jamais. Will l'avait embrassé. Et Hannibal aussi...

Comment décrire cette étreinte ? Comment décrire le fracas de deux âmes unies dans le crime, le sang et la mort ? Y avait-il un jour eu amour plus terrible ? Et plus pur, en même temps...

Will sentait le corps puissant d'Hannibal contre le sien. Il perçut son odeur subtile et salée, toujours la même, après toutes ces années... Cette odeur qu'il s'était retenu de désirer, mais dont il s'abreuvait aujourd'hui, sans retenue. Sa présence l'enivrait, comme elle l'avait toujours fait : comment avait-il pu résister ?

Hannibal inclina son visage contre le sien. Ses cheveux le frôlaient, son souffle caressait sa peau :

- C'est ce que j'ai toujours voulu pour vous, Will, murmura-t-il. Pour nous deux.

« Pour nous deux »...

Will resserra son étreinte sur le docteur. Il savait désormais que pour le meilleur et pour le pire, il ne lâcherait plus jamais ce corps uni au sien. Et cette perspective le tordait, le terrifiait, éveillait en lui les derniers vestiges de conscience et d'humanité qui subsistaient.

Will Graham avait été profiler pour le FBI. Il avait enquêté, enseigné, traqué des monstres dont le pire de tous se tenait incontestablement dans ses bras à cet instant même. En dépit de ses faiblesses, il avait été un homme bon, ou, si ce n'était un homme bon, un homme juste. Une part de lui demeurerait à jamais horrifiée par l'amour qu'il éprouvait pour l'Eventreur de Chesapeake, Il Mostro, Hannibal le Cannibale. Horrifiée par ces ténèbres au fond de lui, qu'il venait d'embrasser... Et par le plaisir qu'il avait eu à le faire.

Cette minuscule part de lucidité hurlait à présent en lui : « Tu ne peux pas, Will ! Tu ne peux pas ! ».

Et en effet, Will ne pouvait pas. Perché en haut de cette falaise, il était incapable de renoncer à l'inexprimable perfection qu'il s'était découvert avec Hannibal, au plus noir de la nuit, sous la lumière des damnés.

Il l'aimait. Incapable de le haïr, de le trahir ou de le tuer. Incapable de vivre, avec ou sans lui.

L'essence de ce dilemme le déchirait alors même qu'Hannibal s'agrippait à lui pour l'étreindre, et qu'à travers ses dernières forces qui l'abandonnaient, Will lui répondait la même chose...

« Il le faut, Will », criait sa conscience. « Si tu sais que tu ne peux pas vivre sans lui, alors, il le faut. Pense à ce que vous deviendriez si vous surviviez ensemble à cette nuit. Tu l'as peut-être embrassé, tu t'es peut-être damné, mais... Tu peux encore faire ce qu'il faut. Vivre en monstre à ses côtés, ou mourir avec lui, en homme de bien... ».

Will ferma les yeux. Il sut, à la tension du corps d'Hannibal qui se relâchait, que le docteur avait lu dans son esprit peut-être bien avant que lui-même ne le fasse. Cette unique étreinte, c'était à la fois sa victoire et sa défaite. C'était tout ce qu'il avait jamais désiré.

Alors, lorsque Will les fit basculer par-dessus la falaise, Hannibal ne résista pas : plus rien ne le retenait.

Ensemble, ils chutèrent.

After The Fall (Hannibal)Where stories live. Discover now