Regard éternel

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Il y avait cet homme. Assis là, immobile, lundis comme samedis, été comme hiver. Il regardait les autres.
Il observait les démarches, analysait les mouvements. Il se racontait des histoires. Leurs histoires.

Il y avait de belles femmes élégantes, pressées sur leurs talons hauts. Et puis il y avait les vieillards, qui marchaient comme des locomotives au ralenti. Et les jeunes, ceux qui déambulaient bières à la main, qui riaient entre amis. Il y avait le monde entier sur cette place, matin comme soir.

Il y avait les éternels heureux, les dépressifs, les introvertis, les curieux. Il y avait ceux aux gros nez, ceux qui portaient une mallette. Ceux qui se donnaient un air important, d'autre qui auraient préférés s'effacer. Il y avait autant de petits enfants joyeux qui gambadaient partout, que d'adolescents avec un peu trop de boutons. Il y avait des gens qu'il aurait aimé rencontrer, des gens avec qui il aurait voulu échanger. Il y avait aussi les antipathiques et les mystérieux. La ville entière se croisait et se mélangeait sur l'asphalte, comme des grains de sable en pleine tempête.

Lui, il aurait aimé courir un peu partout, avoir une occupation, un travail. Comme cette magnifique dame, qui traversait chaque jour la place à dix-huit heures tapantes d'un pas un peu pressé. Il supposait secrètement qu'elle était banquière et se rendait un jour sur deux chez son amant. Elle portait des vestes cintrées, très strictes, ne portait que noir gris et blanc. Ses cheveux étaient relevé en chignon serré, le même, quotidiennement. Il pensait voir en elle quelqu'un de ponctuel, de précis, de perfectionniste. Sa démarche quelque peu raide le passionnait. C'était surtout une femme qui s'oubliait, qui travaillait trop, qui essayait de s'intégrer dans un monde d'homme. Ce qui était bien avec elle, c'est qu'il ne fallait jamais l'attendre. Elle était là, comme réglée par une horloge interne. Elle traversait la place, les yeux rivés vers l'avant, allant droit au but.

Il y avait d'autres habitués, dont l'éboueur et le trentenaire aux cheveux longs. Charmants, ces deux-là. L'un à fredonner des mélodies, l'autre avec les écouteurs et la musique à fond dans les oreilles. Différents, certes, mais avec le même sourire de géant. L'un avec gravé sur sa frimousse un petit air calme, l'autre avec un visage silloné de vécu. Contents avec ce que la vie leur a offert, prêts à recevoir, prêts à offrir.

Lorsqu'il n'y avait personne, ce qui arrivait rarement, il restait les arbres. Êtres vivants qui se glissaient délicatement sur le ciel, d'avant en arrière, au gré du vent. Les feuilles se touchaient, se cherchaient, chuchotaient parmi les quelques rafales d'air. Parfois le soleil les illuminait, parfois des gouttes s'écrasaient sur les pavés. L'homme ne bougeait pas pour autant. Il ne pouvait pas.

Les samedis, la place était envahie par une multitude d'individus ; jour de marché. Les stands colorés, les odeurs, les éclats de voix. Il saisissait quelques bribes de paroles par-çi, par-là. Un groupe de retraité qui parlaient ensemble, l'un qui disait en riant à son copain qu'il avait connu sa femme avant lui. Un gamin qui criait pour recevoir un pain au chocolat, l'autre qui souriait parce qu'il pouvait porter le sac de la mère.
Il voyait de nouvelles têtes, sentait les saisons passer au fil des marchandises proposées. Marrons chauds, fraises, cerises, endives. Le spectacle en valait la peine. C'était diversifié, impossible à s'ennuyer.

La nuit, il se sentait un peu seul. Bien sûr, de temps en temps des fêtes avaient lieu et à minuit encore des êtres bipèdes empruntaient le zigzag des ivres. Ou alors il y avait un groupe d'étudiants qui se lançait des défis.

Parfois dans le noir, lorsque les lampadaires s'allumaient, il y avait un vagabond qui s'installait à côté de lui, qui s'emmitouflait tant bien que mal dans une couverture trouée. Malgré les caries, l'odeur et la crasse, leurs visages endormis semblaient si paisible et beaux. Marquants, oui, poignants aussi, mais étonnament esthétique. Dieu sait ce qu'il pouvait leur en inventer des passés et des souvenirs à ceux-là !
Faillite d'une entreprise, accident, malchance dès la naissance, famille détruite, décomposée. Peut-être qu'il avait fuit la guerre, s'était rebellé, avait perdu son travail. Peut-être qu'il avait sombré dans l'alcoolisme, dans la drogue. Peut-être qu'il avait passé un séjour en prison.
Peut-être que c'était quelqu'un de tout à fait normal, sans problèmes de santé.

Quelque fois c'étaient les amoureux qui se rencontraient sur le banc, s'enlaçant, s'embrassant. Il aurait voulu en avoir les larmes aux yeux. Ils avaient l'air si épanouis à se donner la main et à se chuchoter des secrets dans l'oreille. La complicité, l'amour.
Certains se retrouvaient plusieurs fois, pour d'autres ce n'était qu'un unique passage, probablement sans signification particulière. Souvent, ils étaient jeunes, un peu casse-cou, un peu frivoles. Certaines fois c'était galant et élégant, d'autres un peu brusque et maladroit. Et pourtant, quels qu'ils soient, lorsque deux bouches se rejoignaient sous la voûte tapissée d'étoiles et s'offraient leur douceur, c'était magique. La lueur d'un lampadaire quelque peu déffectueux qui éclairait deux visages passionnés.

Il n'avait pas vraiment honte de les observer ainsi, de ne pas les quitter des yeux. L'amour devait l'attendre quelque part lui aussi.

Entre six et sept heures du matin, la vieille madame Ropin sortait promener son chien, un labrador au pelage soyeux et nourri avec soin. Elle passait deux fois sur la place. Elle revenait avec un journal entre les doigts ; un journal à la bordure rouge. Ses pas à elle étaient hésitants, comme si elle essayait de se cramponner à la terre. Il la jugeait entre huitante et nonante-deux ans, ça fesait quelques années qu'il la voyait passer. Elle était veuve, aimait les fleurs. Certains matins, elle oubliait un bigoudi entortillé dans ses cheveux gris ; elle se coiffait avec soin. Peut-être qu'un jour elle avait été athlète de haut niveau, ou pilote de chasse. Bien qu'il la voyait plus en caissière dans un magasin de chaussettes. Il ne savait pas.

Juste après la vieille dame, il y avait Olli qui prenait l'air en courant. Toujours de bon matin, en pleine forme, paradant avec son corps musclé. Habituellement, il était vêtu d'un jogging noir lui seyant parfaitement. C'était un type à l'allure mafieuse, qui s'il avait été un animal aurait été un paon. Il aimait se montrer sous son plus beau jour à la gente féminine ; il y rencontrait du succès. Lorsqu'il pensait être seul, il se regardait dans les vitres des voitures, se recoiffant. Parfois même dans les flaques d'eau.
On aurait cru apercevoir un furtif sourire passer sur le visage de marbre de notre homme assis.

L'observateur aurait aimé pouvoir marcher, sortir de ce fauteuil en pierre, sentir les effluves des rues monter jusqu'à ses narines. Il aurait voulu avoir une famille, un passé, des souvenirs, des anecdotes à raconter.

Mais il n'était qu'une simple statue.

Regard ÉternelWhere stories live. Discover now