Chapitre 2

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J'attrape la savonnette et me frotte vigoureusement tout le corps pour la deuxième fois. Je me sens sale, autant de l'extérieur que de l'intérieur. Je n'arrive pas à m'empêcher d'en vouloir à la terre entière, ou plus exactement à cette moitié d'humanité qui n'a de cesse que d'en vouloir aux fesses de l'autre moitié. Je les déteste tous. Depuis mon père qui nous a laissé tomber jusqu'à Ted qui m'a mise plus bas que terre, en passant par Edouard et ses pertes de contrôle, je suis vernie. Et que dire de Thomas... Je le déteste. Je le déteste. Je le déteste. Je lui en veux tellement ! J'ai été déçue par les hommes très tôt, dès que j'ai compris que mon père était un sale con et qu'Edouard est devenu son valet. Mais le pire, ce fut la trahison de Thomas. A six ans, j'avais déjà fait une croix sur l'idée même de pouvoir nouer une relation de confiance avec un garçon. Je n'ai jamais envisagé de former un couple sain et aimant avec Ted, mais j'ignorais que je pouvais être davantage détruite.

J'attrape une grande serviette et m'y enveloppe. Elle est douce et sent la fleur d'oranger. Dans le grand miroir aux moulures peintes en rouge carmin, le reflet d'une femme triste me dévisage. Je me donnerais des gifles, mais ce serait abdiquer que de me punir moi-même après avoir lutté toute mon enfance contre les châtiments hargneux de mon père envers Edouard. Il trouvait toujours un prétexte pour retirer sa ceinture et donner de grands coups sur son dos, ses jambes, sa tête parfois. C'était devenu tellement habituel qu'il la dégrafait, la faisait coulisser et la levait au dessus de sa tête en moins d'une seconde. Je ne me souviens pas qu'il se soit passé une seule journée sans qu'Edouard ne commette un acte si grave qu'il faille le punir. Il refusait de manger, ou en mettait un peu à côté. Il laissait traîner un jouet, ou le cassait sans faire exprès. Il parlait trop fort, ou répondait trop doucement. Il courait dans le salon, ou n'allait pas assez vite vers sa chambre. Notre père donnait les règles du jeu à posteriori, et Edouard recevait des coups pour n'avoir pas su deviner ce qu'il était censé faire. Il n'avait que deux ans de plus que moi, mais quand il a vu que la colère paternelle commençait à se tourner également vers moi, il s'est mis à amplifier ses bêtises pour ramasser à ma place, comme il disait. Si je tachais ma robe, il se roulait dans l'herbe et revenait dépenaillé à la maison. Si je faisais trop de bruit en jouant, il se mettait soudain à chanter à tue-tête. Aussi loin que je me souvienne, j'ai contrôlé mes gestes et mes paroles pour qu'Edouard n'ait pas à se mettre davantage en péril.

A l'école, il laissait exploser ses pulsions violentes. Toute la colère qu'il ressentait envers notre père rejaillissait en flot continu dans la cour de récréation. Sa fourberie le rendait invisible aux yeux des enseignants, et lui valaient l'admiration des garçons de son âge, qui se rangeaient dans son camp plutôt que d'avoir à subir ses exactions. Tous, sauf Thomas. Lui, il n'avait pas d'amis, et semblait s'en ficher complètement. Il jouait dans son coin, toujours tout seul. Il m'intriguait. Parfois, quand je levais la tête, je le voyais qui me regardait. Il détournait les yeux, rouge comme une tomate. J'aurais voulu lui proposer de jouer avec moi, mais il m'intimidait. Alors j'ai demandé à Edouard s'il ne voulait pas prendre ce garçon dans son équipe, pour qu'il ne soit plus tout seul, et pour me rapprocher de lui. Ca lui a mis la puce à l'oreille, il m'a posé des questions. Pour la première fois, mon frère a levé la main sur moi. Il m'a tiré les cheveux jusqu'à ce que j'avoue quelque chose dont je n'avais même pas conscience : j'étais amoureuse. Le lendemain, le calvaire de Thomas a commencé, et s'est poursuivi pendant des années. Au début, je m'en voulais tellement que j'affrontais la colère d'Edouard. J'allais voir Thomas, je lui donnais une partie de mon goûter, et de plus en plus, je le laissais me regarder. Personne ne m'avait jamais regardée comme lui. J'avais l'impression d'être une fleur précieuse, rare et fragile. Je rendais mon frère furieux, et je n'ai compris que plus tard qu'il avait simplement peur de perdre la seule personne qui l'aimait vraiment. Je craignais qu'il ne me protège plus de mon père, mais il a continué de « ramasser » à ma place. Par contre, quand je n'étais pas dans le coin, il se chargeait de faire payer à Thomas l'outrecuidance de lui voler l'affection de sa sœur. Si bien qu'un jour, au lieu de se révolter contre Édouard, Thomas m'a rejetée.

En travaux : MaëlleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant