VI.

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Axel.

Eléonore est arrivée dans la cuisine, essouflée et luisante. Elle a crié, le visage noyé entre la vapeur qui s'échappait des casseroles :
« Jules ne peut pas venir ce soir ! C'est la merde, la salle est pleine, Axel, faut que tu viennes faire le service ! »

Axel a regardé le chef, lui a demandé d'un coup d'œil si c'était bon qu'il quitte la cuisine aussi brusquement. Le chef a haussé les épaules, a souri au dessus de sa planche à découper et a lancé qu'il fallait qu'il se dépêche.

Eléonore lui a tendu un tablier propre, un carnet, un stylo, l'a remercié, a dit qu'il devait s'occuper du fond et a disparu par la porte battante. Alors il est allé vite pour enlever le filet qui retenait ses cheveux, son uniforme taché, a essuyé d'un geste nerveux la sueur qui perlait sur son visage ー il faisait de plus en plus chaud ー a mis le tablier noir, et s'est dirigé entre les tables.

Sous une lampe se tenait un adolescent silencieux. Voyant qu'il attendait et que personne ne semblait s'être occupé de lui, il s'est approché et a demandé suffisamment fort pour couvrir le bruit :
« tu veux manger quelque chose ? »

L'adolescent l'a regardé, surpris, et Axel a tenté de sourire. Celui qui était assis a semblé reprendre ses esprits et a dit :
« Ce serait plutôt pour boire. Vous avez des jus de fruits ? »

Axel a hoché la tête, s'est gratté le dos de la main en récitant les saveurs et l'adolescent s'est arrêté sur une. Le serveur a répondu qu'il lui apportait ça tout de suite, puis il a vu, tellement furtivement qu'il a cru avoir rêvé, un livre à la couverture bleue posé sur la table.

Il s'est éloigné en pensant qu'il connaissait ce livre et qu'il se souvenait l'avoir aimé. Entre le chemin du bar et de la table, il remit trois fois du pain et de l'eau à quelques tables. Les gens étaient fièvreux, en cette fin de semaine, et partout grouillait une agitation bruyante.

En revenant à la table de l'adolescent, un verre de jus d'abricot glacé sur son plateau, il vit qu'il avait ouvert son livre et qu'il lisait tranquillement, sans être dérangé par le bourdonnement qui s'intensifiait autour de lui.
Axel a posé le verre sur la table, et a dit sans avoir le temps de réfléchir :

« Que faire Nicolas ? Enterrer les morts et réparer les vivants. »

Et alors il s'est passé quelque chose, aussi intense et bref qu'un éclair dans l'orage, un calme dans la tempête, un œil dans le cyclone, il s'est passé quelque chose de grand, quelque chose qui les réunit par cette phrase, dix mots lancés dans la cohue et qui pourtant trouvent une oreille attentive, une oreille qui sait écouter, une oreille qui est avide de mots et qui voit en la bouche qui a dit cette phrase tant de belles promesses qu'elle en frémit.

Mais déjà la bouche s'excuse, la bouche s'en va, la bouche a honte de parler ainsi à un inconnu, et l'oreille ne la retient pas.

Pourtant, quand Axel reviendra débarrasser la table, il trouvera, posé sous le verre vide, un bout de page avec un nom et un numéro de téléphone, noté d'une main tremblante, d'une main qui doute et qui hésite, mais d'une main qui au fond d'elle-même a le sentiment d'avoir trouvé ce qu'elle cherchait.

Au verso, il lira plusieurs fois à voix basse ce que l'oreille a écrit.

« faut penser à ceux qui reste. Moi c'est Jean, mais je veux bien être ton Nicolas. »

Les InvinciblesWhere stories live. Discover now