LES ÉNERVÉS DE JUMIÈGES

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La chandelle.

Ferrand la regardait fixement. De temps en temps, un léger souffle de vent venait faire vaciller la petite flamme ; alors, Ferrand se sentait respirer. Mais il ne sentait rien d'autre. Il se souvenait qu'il existait, chaque fois que cette lueur menaçait de s'éteindre, mais il ne se souvenait de rien d'autre. Au bout d'un moment, il se mit tout de même à ressentir quelque chose dans le bras droit, comme un engourdissement, mais en plus froid. Tournant légèrement la tête, il s'aperçut que deux des doigts de sa main droite trempaient dans l'eau, depuis des heures, peut-être. Il ramena le bras avec lui, sur sa poitrine, tandis que les quelques gouttes tombées de sa main créaient un peu de mouvement à la surface d'huile du lac. Puis Ferrand décida de se redresser.

Peine perdue : il était rivé au lit. Car c'était bien un lit, ou plutôt un radeau aménagé en lit de fortune, sur lequel ils se trouvaient allongés, enfoncés entre une épaisse couverture et un sommier rugueux, côte à côte. Loin devant eux émergeaient quatre bosses, leurs pieds, mais seuls ceux de Ferrand dépassaient de la couverture, emmaillotés dans un linge blanc et sanglés de cuir, et au-delà de ces pieds s'érigeait, postée sur un mince socle de bois et ornée de trois fleurs fanées, la figure de proue de leur navire narcoleptique : l'infime, l'inébranlable chandelle. Guy n'était pas encore réveillé.

L'horrible ankylose qui l'étouffait des pieds aux genoux poussa Ferrand à se rehausser contre son colossal oreiller, assez haut et large pour trois têtes au moins. Il y réussit, cette fois, à la force des bras, mais les jambes restèrent inertes.

La petite flamme vacilla de nouveau, et Ferrand put se rendre compte que tout autour d'eux bougeait, d'une façon lente, mais certaine. Le lit dérivait insensiblement sur l'onde silencieuse, mais pas vers la rive ; au-dessus d'eux, s'étendant jusqu'à la ligne d'horizon, les nuages s'emplissaient tout doucement d'une noirceur d'orage. Il aurait fallu faire quelque chose, mais Ferrand en était pour l'instant incapable. Un souvenir confus lui revenait par bribes : des bruits, des ombres, plusieurs ombres, des ombres d'hommes, des hommes qui criaient et des hurlements, ceux de Guy, la pointe incandescente qui lui perçait la peau, puis le métal chauffé à blanc pénétrant la chair des genoux... voilà pourquoi ils ne pouvaient plus remuer les jambes. Sans doute avaient-ils commis un crime effroyable pour mériter un tel châtiment, mais Ferrand ne parvenait pas encore à se le rappeler. À côté de lui, Guy sommeillait toujours.

À force d'observer la chandelle, Ferrand finit par remarquer un changement : par rapport à la ligne que dessinait la rive, derrière elle, la flamme semblait depuis quelques instants plus basse. Il continua de jauger la position de la chandelle, et au bout d'un long moment, son impression se confirma : le lit sombrait par degrés. Quelle que fût la durée de leur errance, l'issue en était certaine : ils couleraient, avec leurs deux oreillers colossaux, leur sommier rugueux, leur couverture épaisse et l'infime chandelle. Restait à espérer que tout cela arriverait avant l'orage.

Ferrand en était déjà à s'imaginer à quelle vitesse ses jambes de plomb l'entraîneraient au fond du lac le moment venu, quand quelques vaguelettes vinrent troubler ses pensées. Le remous à la surface provenait de derrière le lit, et soudain tout l'esquif vibra légèrement, comme si quelque chose venait de s'y agripper.

« Ami, ils t'ont brûlé les tendons », dit la voix, et Ferrand leva les yeux. Tout au sommet de l'oreiller colossal, il vit, à l'envers, le visage penché sur lui : une longue barbe blanche, un crâne chauve. Le sourire était radieux. Ferrand fut vraiment sidéré quand il vit un second vieillard se tenir debout à côté du lit, puis s'accroupir à son chevet. Ces deux êtres marchaient, entre l'eau et l'orage ! Vêtus de longues toges, ils se dressaient tous deux à la surface même du lac, et le contemplaient avec un sourire affable. Ferrand était pétrifié. Le second marcheur parla :

« Nous connaissons vos peines, ami, car elles ont été les nôtres. Il n'est que ce lieu pour vos souffrances, et il en est d'autres où elles n'existent pas. »

Le premier reprit la parole :

«Cette eau, ces cieux, ce lit même n'ont rien de réel : ils ne sont pas l'œuvre du Divin, mais d'Évariste Vital Luminais, peintre originaire de Nantes dont l'Histoire n'a quasiment pas retenu le nom, pas plus que celui de ce tableau, et mort depuis longtemps. Rien de tout ceci n'existe, non plus que ta douleur. Accompagne-nous de l'autre côté, ami, car là-bas, tu remarcheras. »

Il vint à son tour au chevet de l'infirme, et lui tendit la main. Ferrand regarda cette main, ce corps et leur reflet qui se dessinaient le plus tranquillement du monde de part et d'autre de la surface liquide. Il ne comprenait pas, il était dépassé. Ce Luminaire, qui était-ce, au juste ? Ferrand remarqua une sacoche, assez grosse, que le premier marcheur portait en bandoulière, et qu'il dissimulait avec embarras. Il y avait là quelque chose d'effrayant.

« Non », répondit-il.

Les deux samaritains se concertèrent du coin de l'œil, puis se fixèrent à nouveau sur lui. Du fin fond de son lit flottant, il les repoussait avec la dernière volonté : il n'irait pas avec eux. Sans doute le virent-ils, car ils le saluèrent – avec respect ou condescendance, Ferrand ne put le discerner – et tournèrent aussitôt les talons pour s'en retourner d'où ils étaient venus, derrière le lit, là où Ferrand ne pouvait les voir. Le silence revenu, il se sentit de nouveau respirer. Guy n'avait toujours pas ouvert les yeux.

Le lit sombrait par degrés. De temps en temps, un léger souffle revenait faire vaciller la petite flamme, mais la rive était toujours trop loin, et au-dessus du lac, l'orage approchait. Le lit sombrait par degrés, avec ses deux oreillers colossaux, son sommier rugueux, sa couverture épaisse et l'infime, l'inébranlable chandelle.

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