« Alors, c'est à votre tour de présenter vos résultats, Vander.

Adrian ouvrit son porte documents impeccablement organisé et commença à énoncer ses chiffres du mois.

- Merci mon grand, encore du bon boulot. »

Shiza lui fit un petit clin d'œil et fit mine de lui envoyer un baiser. Son aîné avait toujours aimé le taquiner depuis qu'il avait commencé à travailler dans cette entreprise. Au début, ses petites plaisanteries étaient juste des petits regards aguicheurs, et puis arrivèrent des surnoms, des grattouilles dans le creux de la taille et des décoiffages incessants. Le collègue typique qui montre son affection d'une manière assez déplacée, se disait Adrian. Il avait fini par s'y habituer, en voyant bien qu'il ne pouvait pas contrer ses attaques. Ses autres collègues étaient tout à fait d'autres genres d'énergumènes. Certains étaient des drogués au café et accros au travail, d'autres croulaient sous les masses de documents qui les attendaient, et finissaient souvent en dépression. Il y avait les timides, les audacieux, et ceux dont on entend juste parler, des mythes. Ces types là font du travail parfait, mais ils sont inconnus. Impossible de savoir qui ils sont, puisqu'ils travaillent chez eux ou sont auto-qualifiés d'associables pour minimiser tout contact avec leurs collègues. L'un des objectifs d'Adrian est d'en démasquer quelques uns, pour essayer de trouver leurs techniques de travail et améliorer ses propres stratégies. Il ne cherchait pas à devenir le meilleur dans son entreprise, ça serait beaucoup trop ennuyant et pénible. Il valait mieux rester discret tout en s'améliorant petit à petit.

C'était comme ça qu'il raisonnait, et d'après ce dont il se souvenait, ça avait toujours été le cas. Première étape : observer, remarquer chaque détail, car tout est important. Vient ensuite l'analyse de ces observations : comment se préparer, comment affronter les situations, sans oublier de prévoir les imprévus, mais Adrian avait encore du mal pour cette tâche. Finalement, il après avoir élaboré son plan, il le mettait en pratique. C'est comme ça qu'il obtenait ce qu'il voulait neuf fois sur dix, il avait fait des calculs et était arrivé à ce résultat. Il suivait toujours ces étapes dans sa vie quotidienne : au travail, quand il faisait son ménage, sa cuisine, quand il voyait ses "amis". Parce qu'Adrian n'a pas d'amis à proprement parler, pour lui ce sont plus des personnes dont la compagnie n'est pas désagréable, et qui lui montrent un certain intérêt. Ils se rencontrent de temps en temps chez l'un ou l'autre, parfois dans un bar du centre ville.

Adrian avait déjà eu des amis, des meilleurs amis même. De son plus jeune âge jusqu'au lycée, il avait toujours traîné avec les trois mêmes garçons qu'il avait connus à la maternelle. Il y avait Isaac, Theo et Mensah, ce dernier avait un prénom étrange parce que ses parents étaient égyptiens. Pendant plus de dix ans, les quatre garçons étaient inséparables, mais le jour où Theo fêta ses seize ans, un incident les sépara brusquement : le père de Mensah trompait sa femme avec la mère d'Adrian, et les parents des deux autres garçons étaient tous au courant. On accusa d'abord le père de Mensah d'être un dépravé, puis la mère d'Adrian d'être une traînée. Les deux amants se défendirent en prétendant que tout le monde le savait sauf leurs propres conjoints, donc qu'ils étaient tous coupables, et ils avaient raison. Cette découverte mit en miette la relation que les quatre lycéens entretenaient depuis longtemps, parce que chacun défendait ses propres parents. Sauf Adrian. Il ne le montrait pas, mais c'est celui qui en a le plus souffert. Il refusait de prendre parti, que ce soit pour ses géniteurs ou pour ceux de ses amis, et il répétait sans cesse que ce genre de choses arrivaient, et qu'une fois la tempête passée, tout redeviendrait comme avant. Mais rien n'est redevenu comme avant depuis ce jour, où la vie d'Adrian a pris un nouveau tournant, qui le mena vers un chemin assez sombre. Il n'a plus eu de vie sociale après cet événement. Il ne parlait plus à personne, sauf pour dire bonjour à ses parents et ses frères et sœurs. Depuis ce jour, il s'est renfermé sur lui-même et n'a plus eu d'amis. Pourtant il a essayé, il s'est forcé à aller vers les gens, il s'est forcé à sourire à ses camarades et à rire aux blagues qu'il ne trouvait absolument pas drôles. Il a donné tout ce qu'il a pu, mais il n'a pas réussi, c'était trop difficile, et ça lui faisait trop mal de faire tant d'efforts pour rien. Alors il a arrêté d'aller vers les gens, et décida de se focaliser sur ses cours. Il n'avait aucune passion, aucun centre d'intérêt particulier. Tout ce qu'il avait c'était ses amis et sa famille, mais les deux seules choses en quoi il accordait de l'importance ont disparu le même jour. C'est triste mais c'est comme ça, c'est ce qu'il entendait dans sa tête. Il n'y avait visiblement pas de solution, alors qu'il avait donné tout ce qu'il avait pu pour essayer de recoller les morceaux avec ses amis, mais en vain.

A vingt-sept ans, on peut dire qu'Adrian a plutôt pas mal avancé dans sa vie : il a un travail stable qui paie bien, il vit dans un grand appartement au cœur de Tokyo depuis quelques années, qu'il a acheté grâce à l'argent gagné à la sueur de son front. Il a tout ce qu'il veut, c'est ce que dit sa famille éloignée, ces gens qui ignorent vie sociale inexistante. Pas de femme ni même de fiancée. A son âge, la plupart des hommes de sa famille étaient déjà mariés, mais ce n'est pas son cas. "De toute façon, avec le visage et le corps magnifique qu'il a, il peut avoir toutes les filles qu'il veut". Ce n'est pas totalement faux, avec son visage fin, nettement dessiné, son regard sombre, presque noir, et ses cheveux châtains et soyeux, il n'aurait pas de mal à arriver à ses fins. Mais il ne suffit pas d'avoir un beau faciès pour trouver la femme de sa vie, et dans tous les cas, Adrian est contre le mariage. Cela allait engendrer trop de problèmes, et il n'a jamais aimé quelqu'un assez fort pour pouvoir envisager de passer sa vie avec. Il est encore loin de ça, bien trop concentré sur sa réussite professionnelle pour pouvoir imaginer d'avoir une vie sentimentale. Je m'en occuperai quand j'aurai le temps, et je t'en parlerai quand ça sera le moment, c'était la réponse qu'il donnait à sa mère à chaque fois qu'elle lui demandait s'il avait trouvé quelqu'un.


Adrian rentra chez lui, à la même heure que d'habitude. Il passa la porte de l'immeuble, fit cinq pas jusqu'à l'ascenseur, déposa son doigt sur le bouton et attendit. Le temps que l'ascenseur arrive variait souvent, mais se situait toujours entre cinq et quarante secondes, il le savait. La voisine du troisième étage, une petite femme âgée au visage marqué par les années mais toujours souriant, que tout le monde dans l'immeuble appelait Mamie Asako, arriva juste au moment où les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Adrian la laissa entrer en la saluant rapidement, d'un simple "Bonsoir" et d'une petite inclination semblable à celles qu'aiment faire les japonais. La grand mère passa devant lui et attendit un instant avant de choisir son étage. Elle regarda fixement le jeune homme pendant tout son trajet jusqu'au quatrième étage. Adrian ne le montrait pas, mais il savait pertinemment que quelque chose d'anormal était en train de se passer. Pourquoi la mamie n'avait pas son air rayonnant habituel ? Pourquoi elle n'avait pas répondu à sa salutation quotidienne ? Et surtout, pourquoi montait-elle jusqu'au quatrième alors qu'elle habitait un étage plus bas ?


Les réponses à ces questions lui parviendront bien assez tôt, et il ne sera pas au bout de ses surprises.

You've reached the end of published parts.

⏰ Last updated: Jun 09, 2017 ⏰

Add this story to your Library to get notified about new parts!

Cette Nuit-là, Tokyo était calmeWhere stories live. Discover now