Chapitre 1 - Avik

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« La mémoire, ce fléau des malheureux »

Maxime Gorki

*


— Quel niveau, capitaine Avik ?

— A la gaillarde, s'il te plaît.

— Bien capitaine.

Le gamin effleure la surface de la sphère d'alimentation et, aussitôt, la boule de verre se met à vibrer avant de s'emplir d'air bleu. Le son rond qui s'en échappe est grave et continu, bourré d'harmoniques à la manière des bols tibétains. Puis, pleine à craquer, la sphère luit d'une lumière pâle et l'air bleu accumulé commence à circuler dans tous les circuits du système de déplacement comme le sang dans les veines d'un corps ; les tubes cernant la cabine exhalent des jets de vapeur chaude, sifflent sous la pression. Un premier tremblement, et la cabine se met enfin en branle, nous charriant dans les entrailles du Damasio. Elle se déplace le long des rails dans un silence quasi-complet ; seuls, continuent de résonner les bourdonnements lointains provenant de la salle des machines. D'habitude, je ne fais pas attention aux ronronnements sourds de ce vaisseau et ses quatre mille deux cents tonnes qui nous portent dans les airs ; je vis depuis si longtemps en lui que mes oreilles occultent sa respiration de métal. Il n'y a plus que les variations dans le timbre ou la hauteur qui m'alertent, signe d'anomalie. Aujourd'hui, pourtant, je ferme les yeux, me concentre pour mieux l'entendre marmonner, ce vieux machin. Qu'il me dise « T'inquiète, Avik, le monde autour peut changer, je ne change pas, moi ».

Le gamin accroupi aux commandes m'observe, fait mine de tripoter deux trois manivelles quand je me retourne vers lui, ou lève la tête par intermittence pour m'adresser un sourire poli. Je m'étonne de ne pas voir son visage couvert de suie, il me semblait encore récemment que les tubes de cette nacelle fuyaient de tous les côtés. Ç'a dû être réparé depuis.

— Ca bosse ?

Il hoche la tête avec un enthousiasme un peu forcé.

— Oui, capitaine.

— Bien, bien...

J'observe le silence, remarque chez le gamin une envie de parler, à ses lèvres frémissantes et sa bouche qui s'ouvre, hésite et se referme. S'il continue de faire de l'apnée comme ça, il va finir par s'évanouir, surtout dans cette chaleur.

— Tu te demandes bien ce que je vais foutre sur la gaillarde, c'est ça ?

— Bah on...

— Je me demande aussi. À chaque fois.

D'un mouvement ample de la tête, il feint d'avoir compris ma remarque, comme s'il y avait dans mon propos un trait d'esprit qu'il avait su capter. Dans un rire, — un peu forcé — j'ajoute :

— Dis-moi. On ne peut toujours pas faire demi-tour en plein trajet sur ces vieilles cabines, je suppose ?

— Non, capitaine. Toujours pas.

A sa réponse, j'en déduis que j'ai déjà dû lui sortir cette plaisanterie la dernière fois. Il faut dire que je me rends sur cette maudite gaillarde une fois par an...

Pour faire la même connerie, en espérant le même résultat.

Ça me rappelle ce vieux gars qui habitait dans sa cabane suspendue près de mon village, quand j'étais petit ; il se cassait la gueule toutes les semaines à force de fumer ses herbes médicinales, ces mêmes herbes censées apaiser ses douleurs de hanche. Je supposais d'ailleurs qu'il se l'était déboitée en dégringolant une première fois, à moins qu'il n'ait commencé à fumer d'abord ? L'œuf ou la poule, belle illustration du principe de cercle vicieux. Ce pauvre gars me faisait marrer, moi et tous les gosses du coin, et pourtant je réussis du haut de mes quarante ans à faire pire que lui : je sais que mon petit rituel annuel n'arrange rien, que j'en sors plus abattu qu'avant. Alors pourquoi ? Quand un couteau remue déjà tout seul dans la plaie, ce n'est pas très malin de tripoter le manche.

(Abandonné) Mémoristes - Excursions du DamasioOù les histoires vivent. Découvrez maintenant