Arch (lundi 7 mars)

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Du point de vue de ceux qui le connaissaient de près ou de loin (surtout de loin), Archibald Delavigne était un beauf. Même si son nom de famille sonnait quelque peu vieille bourgeoisie, Arch avait définitivement plus d'affinités envers le produit issu de la vigne en question qu'avec le beau monde. On pouvait aussi le qualifier d'ivrogne. Deux épithètes peu flatteuses dont l'intéressé ne démentait pas la véracité. Il vivait en solitaire dans un petit appartement sans prétention au cinquième étage d'un vieil immeuble décrépi, travaillait dans une modeste imprimerie de campagne et passait la majeure partie de sa vie entre ses bouquins et le bistrot d'en bas. Cette vie peu ambitieuse lui convenait très bien. Il aimait le silence, la solitude, l'alcool et ses petites habitudes, n'en déplaise aux gens bienveillants qui le scrutaient d'un air parfois hautain, souvent condescendant, lorsqu'il sortait chercher son courrier en combo charentaises-peignoir.

Ce matin encore, les gosses partant à l'école ricanèrent derrière son dos quand il descendit d'un pas lourd et fatigué les escaliers. Il les regarda, pleins de vie et d'orgueil innocent, lui jetant des coups d'œil scrutateurs remplis de moqueries. Il les ignora royalement. Pauvres petites créatures, encore sous l'emprise douloureuse du contrôle total de l'image de soi. De son côté, une fois passée la quarantaine (et quelques thérapies hors de prix visant à minimiser l'impact négatif du regard des gens sur sa personne), il avait décidé de se foutre de tout. Et ça fonctionnait plutôt bien. Il pouvait même dire qu'il était relativement heureux, s'il faisait abstraction qu'il n'allait nulle part.

Il fouilla dans les poches de sa robe de chambre et en sortit le lourd trousseau de clés. Il ouvrit sa boite aux lettres, ramassa les quelques factures et prospectus qui y avaient élu domicile et remonta chez lui, reprenant son souffle à chaque palier. Comme tous les matins, il se réservait un peu de temps avant d'aller travailler. Fermant la porte derrière lui, il entreprit de jeter tout le courrier inutile à la poubelle, puis se fit couler un café. Avec une larme de whisky, toujours, même si cette dernière s'avérait en réalité plus proche du sanglot que du pleurnichement. Il s'installa dans son vieux canapé défoncé. Son appartement n'était guère plus qu'une chambre de bonne, mais il l'aimait pour sa configuration particulière : une seule grande pièce dont les murs étaient intégralement tapissés d'étagères pleines à craquer de livres; au centre, tel un giratoire, une minuscule table basse en palette, elle aussi débordant d'ouvrages en tout genre. Son canapé lit n'était en définitive jamais déplié, l'alcool aidant régulièrement à se contenter du confort tout relatif d'une demi-banquette et quelques coussins. Le petit espace tenant lieu de cuisine se composait d'un réfrigérateur rempli de bières, d'un évier et de deux plaques électriques. Mais ce qui avait conquis Arch il y a quelques années, c'était cette immense verrière en guise de toit. En automne, il allumait ses vieilles lampes disposées à chaque angle de la pièce, et dont les épais abat-jour filtraient la lumière en une atmosphère chaude et rougeoyante. Puis il prenait un bouquin, sa couverture, un café et lisait. Il lisait aussi longtemps que la pluie crépitait furieusement sur les carreaux de verre au-dessus de sa tête. Au cœur de son espace privé, il se sentait bien. Pas un bruit ne filtrait de l'extérieur depuis qu'il avait fait isoler son antre. Les nuisances sonores attendaient patiemment au niveau de son paillasson qu'il daigne rouvrir la porte sur le monde extérieur.

***

Ce matin de fin d'hiver, le ciel était d'un blanc immaculé et éblouissait la petite pièce. Il se mettrait bientôt à neiger et la verrière d'Arch se couvrirait d'un épais manteau poudreux. Peu lui importait. Toutes les ambiances lui plaisaient, de la touffeur blanche de l'hiver lorsque les radiateurs tournaient à plein régime, aux grands rayons poussiéreux de l'été. Il but une gorgée de son café fumant et s'attela à sa lecture.

Quarante minutes plus tard, il était temps de partir. Il enfila son manteau et ses gants, attrapa les clés de l'appartement dans le petit bol de l'entrée et sortit. L'avantage de commencer sa journée de travail après les écoliers résidait dans le fait que l'immeuble baignait dans un silence tranquille et que le bus pour l'imprimerie se retrouvait souvent vide. Dehors, le vent soufflait, puissant et glacé, mais pas un flocon ne tombait. Il se dirigea vers la boulangerie et ouvrit la porte, apportant avec lui un souffle froid. La cloche tinta légèrement et fit lever la tête à Maria, qui préparait déjà les sandwiches pour le midi.

ArchWhere stories live. Discover now