La vie d'un objet

40 0 0
                                    

Dès qu'il me prend dans ses mains, je crie.

Je suis un panier. Pas n'importe quel panier. J'aurais aimé être un panier banal, qui peut sortir au soleil les jours de marché, ou n'importe quoi d'autre qui m'aurait fait sortir de ma misère !...
Je suis un panier à frites...

Quand on m'avait moulé, je me sentais en sécurité à l'intérieur de ma friteuse à l'odeur de plastique... Elle me protégeait. Je pouvais même voir ce qui se passait dehors ; jusqu'à ce que l'on nous mette en boîte...

Il faisait noir, dans ce carton... Ma friteuse et moi, on a tremblé, tremblé jusqu'à ce qu'on nous pose dans un magasin d'électroménagers. On était devenus modèles d'exposition. C'était beau ! Enfin sortis de cette boîte noire, toujours au chaud dans les bras de ma merveilleuse friteuse.

Un jour, un client est venu. Il voulait nous acheter. Je n'ai pas très bien compris pourquoi, mais j'ai entendu dire qu'on avait des clones et qu'ils se faisaient emporter chez les clients.

Ce jour-là, nous n'avions plus de clones. Mais le client nous voulait quand même, alors le vendeur nous a mis dans son caddie, en faisant "un petit prix", comme il disait.

Friteuse pense qu'il nous a acheté, donc qu'on lui appartient. Elle affirme que désormais, nous sommes des esclaves à son service. Je ne savais pas ce que c'était, un esclave.

Lorsqu'on est arrivé chez lui, l'humain nous avait placé sur le plan de travail en nous admirant. Il avait l'air heureux. Alors, forcément, j'étais heureux aussi d'avoir un humain aussi gentil. Puis il a sorti une bouteille, et il m'a recouvert de liquide. C'était dense, agréable, je nageais dans cette eau jaune à longueur de journée.

Un samedi midi, notre humain avait invité toute sa famille. Il était si fier qu'il nous exhibait devant eux ! Ils se donnaient mutuellement des conseils sur la manière dont il fallait nous traiter. Et puis l'humain appuya sur un bouton, sur le ventre de friteuse.

L'eau de ma petite piscine chauffait petit à petit... C'était si relaxant... Mais plus les minutes s'écoulait, plus l'eau me brûlait ! C'était si atroce que je me suis mis à hurler pour sortir d'ici. L'humain ne comprenait pas ; friteuse n'arrivait pas à communiquer avec lui malgré le bruit qu'elle faisait ! Elle s'est mise à pleurer, ses larmes coulaient le long des parois alors que dans ma piscine se formaient des bulles qui éclataient.

"Attention, l'huile est entrain de bouillir !"

L'humain s'est retourné précipitamment, a ouvert friteuse, et m'a sorti de la piscine brûlante. Huile ? C'était ça le nom de ma piscine ?

J'étais suspendu au-dessus de l'huile, sauvé. J'avais toujours le derrière en feu, mais j'étais si rassuré d'être hors de danger !
Soudain, l'humain a secoué un paquet devant moi. De longs glaçons tombaient sur moi. J'étais enseveli, mais reconnaissant que notre humain soulage mes brûlures avec.

Tout à coup, l'humain me replongea dans l'eau bouillante et referma friteuse ! Les glaçons me noyaient, fondaient, chauffaient. Friteuse pleurait tant que ses larmes s'évaporaient ; notre humain voyait ses larmes. Il ne faisait rien. On pleurait et il ne faisait rien. On hurlait ; il ne faisait rien. On suppliait, il ne faisait rien.

L'humain et sa famille discutaient tranquillement. Ils étaient fous. Ils étaient fous... Pourquoi tu ne m'entends pas, humain ? Si atroce...

Puis, friteuse et moi, on a réalisé. On a réalisé que l'humain nous avait pris comme esclaves pour transformer ces glaçons en rectangles jaunes.

Quand les rectangles devenaient jaunes comme il les aimait, il ouvrait le ventre de friteuse une seconde fois, me suspendait à elle une seconde fois, jusqu'à ce que l'huile redevienne froide. Lorsque l'huile est assez froide, l'humain nous porte et nous enferme dans le noir. On reste seuls dans les ténèbres plusieurs semaines. Petit à petit, on a finit par apprécier ce placard : c'était le seul lieu de paix, où nous pouvions guérir de nos blessures.

Parfois, l'humain ouvre notre placard.

Dès qu'il me prend dans ses mains, je crie.

Une contrainte, une histoire ✏Where stories live. Discover now