Ennuyé, j'ai pris une bouchée de mes céréales. Mes parents se sont regardés, souriant l'un à l'autre, main dans la main. Ils m'ont toujours semblé être l'exception à la règle. Alors que nous vivions dans une société où les divorces étaient aussi fréquents que les mariages, mes parents étaient toujours ensemble, après trente ans d'union. Ils étaient encore du genre à se tenir la main, à se sourire et à s'embrasser.  On aurait presque dit un jeune couple nouvellement marié, qui faisait preuve d'insouciance dans la vie. Il m'arrivait souvent de me demander comment on pouvait supporter la même personne aussi longtemps, sans lâcher prise. Comment mes parents avaient-ils fait ? N'avaient-ils jamais été épuisés l'un de l'autre au point de vouloir rompre ? C'était difficile d'imaginer que cela pourrait être également mon cas. Ça me semblait impossible de vivre avec la même personne aussi longtemps, sans s'en lasser.

— Au fait, tes sœurs ont appelé, m'a informé ma mère. Elles comptent venir souper samedi prochain.

— Chouette.

— Tu seras là, n'est-ce-pas ?

— Je ne compte pas manquer l'occasion de voir Harper grosse comme une baleine, me suis-je moqué.

Ma mère m'a fait les gros yeux.

— Un conseil : si tu tiens à la vie, évite de dire ça à ta soeur.

— D'accord, d'accord. Les femmes enceintes sont des femmes dangereuses.

— Je le confirme ! a déclaré mon père.

— Tu exagères, Adriel. Je n'étais pas si terrible que ça.

Mon géniteur lui a lancé un regard lourd de sous-entendu. Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire, alors que mes deux parents se fixaient en chien de faïence. C'était perdu d'avance pour mon père. C'était toujours ma mère qui remportait ce genre de dispute silencieuse. J'ai toujours mis ça sur le dos de l'instinct maternel. Selon moi, les mères ont ce pouvoir en elles qui fait en sorte qu'elles ont toujours le mot de la fin, même lorsqu'elles ont tort.

J'ai terminé mon bol de céréales et ai déposé ma vaisselle sale dans l'évier. Mes parents se lançaient toujours de drôles de regard et j'en suis venu à la conclusion que ce n'était pas prêt de se terminer.

— Te souviens-tu de la fois où tu m'as menacé avec un couteau à beurre parce que tu tenais absolument à ce que j'aille te chercher des fraises à l'épicerie du coin ?

— J'étais à huit mois de grossesse !

— C'est ce que je disais : tu étais une femme enceinte extrêmement dangereuse.

Ma mère a levé les yeux au ciel. Mes géniteurs ont continué de débattre pendant un bon moment. Au bout de quelques minutes, je me suis lassé. Même si mes parents agissaient comme un couple nouvellement marié, ils leur arrivaient de se disputer comme de vieilles personnes sur des sujets assez futiles.

— En tout cas, si vous avez besoin de moi, je serai dans ma chambre en train de me noyer dans les brochures d'université.

Mes parents n'ont pas réagi.

— Si je n'en ressors pas d'ici trois heures, c'est sûrement parce que j'ai sombré dans le désespoir et que je compte me faire sauter la cervelle.

Ils n'ont toujours pas réagi. J'ai levé les yeux au ciel, découragé.

— Moi aussi, je vous aime !

J'ai agrippé une brochure de l'Université de Toronto et me suis engagé dans le corridor qui menait à ma chambre.



Je pourrais vous mentir et vous dire que j'avais passé l'après-midi à bosser sur ma demande pour l'université. Le truc c'est que je suis un piètre menteur. En vérité, j'avais passé la majeure partie de la journée à regarder des vidéos qui ne m'apporteraient probablement pas grand chose dans la vie. Regarder un couteau brûlant couper des trucs en deux ou bosser sur ma demande d'université ? Allez savoir pourquoi, les couteaux brûlants m'attiraient davantage que la paperasse. Ma mère appelait ça « perdre son temps ». Moi, j'avais toujours vu cela comme un moyen plus facile de s'ouvrir au monde. J'étais peut-être un piètre menteur, mais je savais dire un nombre incalculable de conneries.

La théorie des cactusWhere stories live. Discover now