2016 - Chapitre 2

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L'histoire que je m'apprête à vous livrer dans les prochaines pages vous fera vous aventurer sur des sentiers cognitifs suffisamment sinueux pour que vous éprouviez le désir, à un moment ou à un autre, de poser votre liasse de feuilles ou votre tablette et de vous dire : tout ça n'est jamais arrivé, elle se fout de nous.

Soyez bien assurés que cela serait mon voeu le plus cher (que rien ne se soit déroulé, pas de me foutre de vous). J'aurais préféré que cela ne soit qu'un ersatz médiocre d'un Stephen King, un de plus. Mais malheureusement, si tout ceci n'est qu'un récit, il n'en demeure pas moins l'exacte retranscription des événements qui ont tracé l'histoire de notre communauté dans le sang. Et celui de ma famille, par la même occasion.

Alors peut-être qu'il me revient à moi, Stéphanie Kent, le devoir de porter ces faits à la connaissance de tous.

Je suis née et j'ai grandi dans la ville de Sauzy-les-plages (dites Sauzy comme tout le monde, ou Sauz' à la limite comme les jeunes d'aujourd'hui mais par pitié ne dites pas Sauzy-les-plages ou Sauzy-sur-plages, laissons cela pour les touristes et les cartes postales), petite station balnéaire du Sud de la France, nichée sur l'île de Saint José, dans la baie de Nice. Avec plus de trois cent hectares de superficie, c'est un joli caillou posé à moins de trois kilomètres de la péninsule du Cap Ferrat.

Sauzy est réputée pour son climat, sa douceur de vivre et son aptitude à avoir su conserver un caractère artisanal dans la gestion de son dynamisme économique. Longtemps, les considérations financières furent reléguées en arrière-plan alors même que les touristes s'entassaient pourtant chaque jour un peu plus dans les navettes au départ du port de Nice. L'intérêt de Sauzy pour les étrangers ne date en effet pas d'hier, l'île ayant même faillie être entièrement achetée et privatisée par un milliardaire américain, Carnegie ou Rockefeller me semble-t-il, au début du XXème siècle. Mais la municipalité d'alors ne céda pas, en dépit d'une de ces offres financières « qui ne se refuse pas ». La preuve que si.

En cette journée du 7 juin 2016, je m'accommodais de ma trente-septième année depuis peu et j'arpentais désormais les sentiers du doute et de l'appréhension qui mènent toute femme de mon âge et de ma condition, célibataire et sans enfants, vers la ligne de partage des eaux de ses quarante ans. La fameuse, celle dont on se dit que plus rien ne sera possible après. Quarante ans, c'est la moitié de la vie dit-on. L'heure des premiers bilans. Et j'y étais presque. Le compte à rebours avait commencé, la montre à quartz silencieuse des débuts s'était muée en une vieille horloge de grand-père dont le tic-tac terroriste pouvait vous garder éveillé toute la nuit. Ma mère se chargeait brillamment de l'entretien de ce mécanisme horloger en multipliant les sous-entendus de façon poussive, soutenant mordicus qu'il était impossible pour une jeune femme (une femme ?) de mon âge de trouver chaussure à son pied en continuant à s'habiller comme une étudiante de vingt ans. Il fallait grandir un peu et remiser le sempiternel Pull-Jeans-Converse au placard une bonne fois pour toute. Comme toutes les mamans, elle possédait sa propre to-do liste me concernant, dans laquelle les cases s'attachant aux mots amour, mariage, enfants, et fille responsable refusaient désespérément de se noircir. Pour ma part, je grandissais suffisamment chaque matin au détour du miroir de ma salle de bains, au fond duquel je ne manquais jamais d'identifier une nouvelle petite ride qui s'amusait à me pincer le coin de l'oeil.

Ce matin-là, je descends d'un bon pas l'avenue du Marché, l'artère principale de Sauzy, distribuant les sourires à tous les commerçants du coin qui commencent à hisser pavillon et à laisser le soleil matinal inonder l'intérieur de leurs boutiques. Dans une ville de deux-mille habitants, quasiment tout le monde se connaît, au moins de vue, et les gestes d'amabilité naissent naturellement. Et même si votre tête ne me dit vraiment rien, et bien on se salue quand même.

Depuis mon retour à Sauzy il y a trois ans, je m'occupe de la gestion de la médiathèque municipale. J'ai toujours aimé les livres, leur contact, leur odeur. Je tiens ça de... devinez qui ? Alors je suis ravie de pouvoir participer un peu à la mise sur orbite culturelle des petits sauzéens dans un monde où l'on ne nous enseigne plus qu'à réfléchir à l'instinct, à donner notre avis sur tout même quand nous n'en avons pas.

Les haies de platanes bordant la place Saint-François grignotent peu à peu mon champs de vision. Cette place est devenue l'étendard du Sauzy version 21ème siècle. Un cinéma de deux salles, un office du tourisme entièrement refait à neuf sur deux étages vitrés, un magasin de multimédia et de produits culturels (une petite Fnac), des cafés et restaurants dont les ambiances cosy débordent des terrasses pour venir vous prendre par la main, un hôtel de cinquante chambres. Tout pour le confort et l'accueil de nos amis du littoral (et de leurs portefeuilles).

Juste à côté de l'hôtel se trouve mon magasin préféré : le bazar de Marisa Stevenson. Je me suis prise d'affection pour cette anglaise excentrique arrivée à Sauzy il y a plus de vingt-cinq ans pour y passer un séjour curatif et guérir d'une pneumopathie persistante. Elle ne repartit jamais et décida, après quelques mois d'inactivité bienfaitrice, de monter son petit business.

Je pousse la porte vitrée, le tintement de la clochette m'accompagne dans mon mouvement, mais j'ose à peine un orteil qu'elle me hèle de l'intérieur, la voix mal assurée.

— Oh Darliiiing, ma chérie ! Mais quelle horreur ! Tu as vu ça ?

Au volume de la télévision en arrière-boutique, je devine une chaîne info, BFM TV peut-être.

— Non, que se passe-t-il ?

— Mais tu n'es pas au courant, Jesuuuus Christ ! Mais tu vis dans une grotte !!

— Mais, non, quoi, je..., dis-je en me tordant le cou pour tenter d'apercevoir dans son dos ce qui peut bien la mettre dans un tel émoi.

— They found them Darling ! Les trois ! Ils les ont trouvés ! Ce matin sur le chantier de l'hôtel à l'est de l'île ! Oh my God...

Elle se laisse choir sur la première chaise à sa portée. Et j'avoue que moi aussi, la tête manque de me tourner.

Les trois. Retrouvés.

Je me rapproche de la télévision. Un journaliste, mine de circonstance, phrasé minutieusement préparé pour capter le chaland, occupe le devant de la scène. Dans son dos, des gyrophares, des uniformes, des bandes jaunes d'interdiction d'approcher. Et en bas de l'écran, la nouvelle qui défile dans un bandeau rouge vif :

« Disparus de Sauzy : le mystère résolus après 36 ans ? ».

Je plonge la main dans ma besace à la recherche de mon iPhone. La dalle noire s'illumine et je découvre neuf appels manqués et deux SMS.

Ray.

Le téléphone était sur vibreur, je n'ai rien entendu. Deux balayages de pouce et j'ai tout de suite un mauvais pressentiment à la lecture du texto.

« Viens chez ta mère ».


SAUZY - Le Mystère des TroisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant