Partie 1 : Prisonnière - Chapitre 1

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Jour 4

Je griffe le battant en chêne. J'y plante mes ongles encore et encore, laissant des traînées de sang dans leur sillage. La douleur se diffuse, lancinante et de plus en plus agressive, mais je m'en fous. Je continue de cogner, heurter, maltraiter cette foutue porte, même si elle ne bouge pas d'un pouce, même si je n'entends même pas les charnières couiner. Je ne peux pas m'en empêcher. Si je n'agis pas, si je ne sens pas la douleur, j'ai l'impression que je suis déjà en train de mourir. J'ai hurlé les trois premiers jours, jusqu'à m'en arracher la gorge, mais ça n'a rien changé. Il a continué de m'apporter mes repas, tirant seulement le panneau pour y glisser un plateau, sans ouvrir la bouche, sans même se montrer. Tel un fantôme, il me garde prisonnière dans les entrailles de la Terre.

Cela ne peut être que ses entrailles. Ma cellule est minuscule, tout en pierres humides et suintantes, comme si elles pleuraient. La seule lumière se diffuse depuis une archère en forme de croix, semblable à celle d'un vieux château fort. Mon ravisseur a tenté d'y glisser un semblant de confort en déposant un épais tapis au pied d'un petit lit, et un paravent qui dissimule les commodités. Voilà à quoi se résume ma cellule. Un lit et un paravent. Le reste n'est que vide, désespoir, terreur. Cependant, ils prennent de la place entre les murs. Ils m'asphyxient jusqu'à la déraison, me compriment jusqu'à ce que je hurle à nouveau sans que cela n'éveille rien à mon kidnappeur. Mes cris se perdent, étouffés par les pierres. Je ne sais même pas où je suis. Je pourrais tout aussi bien être dans un autre pays. Loin de tout ce qui me raccroche à la vie, certes, pas grand-chose, pourtant, ces petits riens me semblent soudain indispensables.

Les premières heures, j'ai cru devenir folle de terreur. Chaque bruit, chaque pas, chaque mouvement m'ont tirée d'une torpeur catatonique. J'ai eu le sentiment qu'on s'apprêtait à me torturer jusqu'à l'agonie et cette pensée m'a liquéfié de l'intérieur. Mes boyaux se sont tordus et se tordent encore. J'ai vomi ma peur dans les toilettes. Mais il ne s'est rien passé. Mon kidnappeur a poursuivi sa routine. Un jour après l'autre, il m'a apporté de quoi manger sans desserrer les lèvres.

J'ignore à quoi il ressemble.

Quand j'ai trouvé le courage de m'approcher de la porte pour lui parler, lui rappeler que je suis humaine, que j'ai une âme, une pensée, une existence – c'est ce que disent toujours les psys dans les films : tenter de rappeler à son ravisseur notre humanité – je me suis retrouvée face au masque d'Anonymous comme si j'étais propulsée dans le film V comme Vendetta. L'intérieur de mon corps m'a paru vivant. Tout a pulsé en moi, provoqué par des élans d'épouvante. À cet instant, j'ai pris conscience qu'en dépit du temps passé dans ma cellule, la réalité de ma situation est née dans la silhouette de l'homme qui se tenait en face de moi.

Deux yeux bleus m'ont fixée à travers le guichet, comme s'il semblait surpris de me découvrir devant lui. Des iris d'un bleu gris profond, froid et implacable, le mélange d'un gris d'orage et d'un bleu électrique, telle la foudre lorsqu'elle s'abat sur la Terre. Un gris bleu de tempête, de nuages, d'obscurité qui m'a saisi les tripes. J'ai suffoqué devant la porte, plantant mes ongles dans le bois pour me maintenir debout, mais je n'ai pas dévié le regard. Au moment où j'ai ouvert la bouche pour parler, il a déposé brutalement le plateau sur la séparation, provoquant en moi un hoquet de stupeur, puis s'est éclipsé sans un mot. J'ai bien essayé de l'appeler, mais ma voix a craqué, s'est fêlée, déchirée par la terreur.

La fois suivante, il s'est assuré que j'étais à ma place, assise dans le lit, avant de laisser mon repas. Je n'ai pas bougé depuis, trop angoissée pour me déplacer jusqu'à lui. Mais dès qu'il n'est pas là, je ne peux pas résister à la redoutable tentation de démolir cette porte, même si c'est grotesque. Elle est énorme, son poids paraît titanesque. Je ne peux rien, ni la défoncer, ni crocheter la serrure.

Maintenant, je ne suis plus certaine de savoir depuis combien de jours je suis enfermée. Le temps semble s'écouler encore plus lentement, comme si les minutes s'égrenaient comme des heures, comme si les heures se transformaient en jours, au point que j'ai l'impression de devenir folle à lier.

Au fond de ma conscience abîmée, je sais qu'il est en train de placer méticuleusement ses pièces. Je me raccroche à tout ce que j'ai pu entendre et apprendre sur les psychopathes, les maniaques, les obsédés en tout genre. Je me raccroche de toutes mes forces à mon intelligence, la logique, au cerveau humain, à ma capacité à analyser, à tout ce que j'ai pu lire. Si je lâche le rebord de cette conscience, je ne donne pas cher de mon esprit et de ma survie.

Il me manipule et cherche à détruire toutes mes barrières qui lui permettront ensuite de s'immiscer dans mon univers, pour me manier à sa guise, s'infiltrer par tous les pores de mon corps pour faire de moi ce qu'il désire. S'il avait voulu me tuer, il aurait probablement déjà exécuté son plan. Il souhaite autre chose. Ma raison d'être ici a un but précis, mais lequel ? Et ce « lequel » me terrorise. Ou bien fait-il seulement durer le plaisir. Me voir me détruire peu à peu l'excite peut-être. Me rendre folle l'anime, quand je serai laminée par la terreur de mourir, de disparaître, de souffrir. Jusqu'où peut-on pousser un être humain avant qu'il ne s'avilisse pour sa survie ? Non, surtout ne pas penser à ça. Chasser cette idée...

Jepose ma tête contre le battant, les deux paumes appuyées de chaque côté. Jerespire fort, reprenant une inspiration lourde et difficile. J'ai l'impressiond'étouffer lentement dans cette pièce, dévorée par ma propre peur.    

The Missing Obsession (paru chez Black Ink Editions)Where stories live. Discover now