Zéro Absolu (3/3)

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Le rouge lui remonta instantanément aux joues. Il revit le moment où il s'était lancé, où il avait surmonté sa peur pour se pencher vers elle. Elle qui se mettait à rire. Eux qui se marraient comme des baleines dans son dos depuis longtemps déjà. Comment il s'était figé, et comment les explications qu'elle avait tentées entre deux fous rires avait achevé de l'humilier. Comment il était parti, rongé par une violente colère envers eux, le monde entier, et surtout lui-même. Il n'aurait jamais dû croire que leur camaraderie pouvait dissimuler autre chose. Son flash-back cessa lorsque le serveur posa les deux pintes devant lui. Il déposa dans la main tendue les neuf euros qu'il avait préparés. Comme d'habitude, il constata la surprise dans les yeux du serveur. Il faut croire que savoir faire une addition était devenu un super-pouvoir.

Les deux verres en main, il négocia le contournement des tabourets du bar en surveillant son précieux chargement. Lorsqu'il releva la tête vers le groupe attablé, il eut la surprise de la voir encore debout, à côté de la table, son blouson de cuir toujours sur ses épaules. Elle écoutait Lucie d'une oreille distraite, tout en le regardant s'approcher. Il ne sut pas comment prendre son sourire. Connivence ou politesse ? Joie ou soif ? Il lui tendit son verre, qu'elle accepta d'un hochement de tête. Sans un mot, dans le vacarme musical irlandais, elle leva sa pinte pour saluer le groupe, qui répondit de même. Puis elle trinqua avec lui, avant d'avaler d'une traite la moitié de son verre. Il se contenta de quelques gorgées, il était loin d'avoir une aussi bonne descente qu'elle. Et hors de question qu'il se mette de nouveau dans une situation humiliante.

Elle posa son verre sur la table, puis se haussa sur la pointe des pieds pour lui crier à l'oreille.

- Tu viens fumer avec moi ?

- Je ne fume pas, tu le sais bien.

- Et alors ? Moi non plus !

Sans lui laisser le temps de répliquer, elle partit vers la porte. Interloqué, il hasarda un regard vers le groupe. Personne n'avait suivi leur échange. Il se hâta de la rejoindre, vaguement inquiet.

Après la lourde porte du pub, elle se retourna, et reprit la parole, à un volume sonore enfin normal.

- Hier, je ne voulais pas que ça se passe comme ça.

- Je t'ai déjà dit que...

- Laisse-moi finir. Il y avait trop de tension dans l'air, j'y ai mal réagi. J'aurais préféré faire quelque chose comme ça.

Elle s'approcha de lui, et leva ses mains lentement pour, il les sentit comme dans un rêve, les poser sur sa nuque. Il se pencha vers elle, et laissa libre cours à son envie d'elle, de la toucher, de l'embrasser.

Ses lèvres étaient fraîches, parfumées de bière brune. Il se dit qu'il pourrait y prendre goût, finalement. Ce fut sa dernière pensée avant que des sensations nouvelles ne le submergent.

Quelques instants plus tard, ils rentrèrent pour la seconde fois dans le pub, en se donnant la main. Leurs amis se lancèrent dans une salve d'applaudissements et de cris pour célébrer dignement cette union tant attendue. Il souriait si largement qu'il en oublia la rancœur nourrie envers eux ces dernières vingt-quatre heures.

Elle le laissa la serrer contre lui jusqu'à la fin de la soirée, dans une démonstration de possession qui le surprit lui-même. Il n'avait jamais imaginé ressentir cela un jour. Qui sait ce qu'il lui restait encore à découvrir ? Il n'était de toute façon pas en état d'y réfléchir ce soir. Seules comptaient alors sa joie d'avoir survécu au zéro absolu, et sa surprise d'avoir suscité en elle des sentiments dont il ne comprenait pas l'origine, et encore moins la force. Peut-être y parviendrait-il un jour.

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