"... La vérité, c'est que Newport n'est pas plus libre qu'avant. L'Uprising n'a été qu'un coup de pied dans la fourmilière, tandis que les fourmis, elles, se complaisaient dans leur routine. Parce que ça leur évitait de réfléchir à ce qu'auraient pu devenir leurs vies s'il en avait été autrement. »

Un nouveau morceau de musique prend le relais dans la salle, plus suave, plus sombre. Le son des guitares électriques envahit la piste et leurs notes mélancoliques se faufilent jusqu'à la loge. Les basses font trembler les murs et s'insinuent dans mon cœur. C'est le signal, celui où mes séduisantes consœurs et moi-même nous mêlons à la foule pour affoler les esprits et libérer les portefeuilles. Cette fois, il est vraiment temps d'y aller, ou le boss va me virer ; mais, certains soirs, je n'ai pas envie de rejoindre la piste, de vendre mon image, mes charmes et mes formes, ni de répéter inlassablement les mêmes gestes.

Un, deux, trois, enrouler sa jambe autour de la barre, basculer sa tête en arrière, se laisser glisser et virevolter jusqu'à s'en donner le tournis. « Hep ! On ne touche pas, coco. » Repérer le pigeon, aguicher celui qui acceptera de lâcher le plus de fric dans la soirée. « Cent billets si tu veux en voir plus. » Faire la fortune du club pour un salaire de misère, se dévoiler sans trop en montrer, jouer avec les limites et recommencer, encore et encore, jusqu'à la fermeture.

À regret, je capuchonne mon stylo, le pose par-dessus mon bloc-notes et dissimule le tout sous mon châle puis prends le chemin de la salle bruyante. On dirait que le club est bondé, ce soir, et ça ne me réjouit pas vraiment. Juste avant de sortir, un coup d'œil dans le miroir fixé à la porte battante dévoile ma silhouette svelte et trop légèrement vêtue. Ma peau pâlit de plus en plus ; je m'en suis rendu compte le jour où je suis retournée à l'appartement de Ienzo et, depuis, on dirait que je n'ai de cesse de me transformer en fantôme. Un peu de blush arrangera ça, comme toujours, mais, sans crier gare, le passé me heurte en pleine face et ça, c'est une chose plutôt difficile à maquiller. Cet immeuble, où j'ai erré tant de fois, n'existe même plus. Après l'Uprising, le nouveau gouvernement a détruit pas mal de bâtisses pour repartir sur des bases saines et mettre fin aux logements insalubres... Certainement aussi pour tourner le dos aux heures les plus sombres de Newport. L'ancien abri de mon ami n'y a pas échappé. Alors, tous les souvenirs que j'y avais accumulés des années durant ont disparu, enfouissant de petits morceaux de moi dans les décombres. J'y avais fait mes adieux à Ienzo, mais savoir ce bâtiment envolé à jamais me fait toujours un pincement au cœur lorsque j'y repense, parce que cela me donne la certitude qu'Ensaï et lui ne reviendront plus, et que c'est la raison pour laquelle ma missive demeure inachevée.

Allez, ma grande, ce n'est pas le moment de larmoyer.

Je rajuste les bretelles de mon soutien-gorge à la dentelle provocatrice, rabats une mèche de cheveux derrière mon oreille et tente d'effacer de mon visage les interrogations et les doutes qui me rongent jour après jour. Ici, il ne faut que paraître ; les clients se fichent bien que je n'aie pas le cœur à me trémousser devant eux. Ils paient pour mes services et moi, j'ai besoin de ça pour survivre. Deal. Je souligne mes lèvres d'un coup de rouge carmin et prolonge mon regard de mon mascara favori avant de passer le seuil. Aussitôt, la musique me prend aux tripes et vibre jusque dans mes os ; la lumière devient grisante, les spots flamboyants me font rapidement perdre mes repères. Il est aisé de se laisser aller, dans ce grand château d'eau reconverti en boîte de nuit ; le club porte bien son nom. Tout y est fait pour oublier la notion du temps et nous couper du monde extérieur. Pour certains, c'est une parenthèse à la grisaille, pour d'autres, le moyen d'échapper à leurs responsabilités. Alcool, drogue, sexe : les gens, ici, n'attendent que ça, ce sont même les seules raisons de leur venue. L'électro, les fumigènes et les spots scintillants transformeront l'Amnesia en un enfer souterrain jusqu'à cinq heures du matin. Il n'est que vingt-deux heures ; la nuit va être longue...

[NOUVELLE] AmnesiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant