• CHAPITRE 1 •

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Fumet de sang


     Une lumière rouge gansait l'horizon. L'aube se levait, enroulant sa brume autour des basses-branches et tirant les premières vocalises de mésanges.

La sève s'acharnait sur mes mains tandis que j'étirai le bras le long du tronc. Quatre mètres seulement me séparaient du sol. Et pourtant, ma tête tournait déjà dangereusement. C'est bien pour ça que tu es là, me sermonnai-je, réprimant l'envie de descendre.

     D'un geste chancelant, je saisis un rameau au-dessus de ma tête et me hissai encore un peu plus haut. La cime du chêne se faufilait à travers l'épais feuillage. J'y étais presque. La sueur perlait sur mon front, occultant ma vue en même temps que les habituelles tâches noires. Haletante, je finis par m'asseoir dans le creux étroit d'une ramification.

Voilà plus de six ans que je m'efforçais, péniblement, de faire cet exercice matinal. Je combattais mon absurde vertige, jour après jour, de même que j'alimentai mon aversion pour les anges. La simple humiliation que j'éprouvais au début avait rapidement muté en rancoeur - il était plus simple de haïr que d'avoir honte.

     Un craquement s'éleva sous mes pieds. Je redressai l'oreille : une cadence de petits pas remontait l'écorce du chêne. Démarche délicate, aérienne, étouffée par les coussinets d'une patte de neige.

La belette au pelage blanc finit par sauter sur mes genoux. Grimper sur mon épaule. Elle s'enroula autour de ma nuque comme une écharpe de soie - sa façon de me dire bonjour. Le bout de sa queue me chatouilla la joue, m'arrachant un petit sourire.

- Hé ! Ne me déséquilibre pas ! fis-je en riant.

Chassant la bête d'un coup d'épaule, mon regard tomba malencontreusement dans le vide. La nausée fit aussitôt tanguer mon cerveau comme une bicoque sur la mer. Je me plaquai contre l'épaisse branche derrière moi, calmant ma respiration.

     La belette grimpa quatre à quatre le long de l'écorce avant de bondir sur un rameau un peu plus solide. Elle se redressa sur ses pattes arrières et se caressa l'oreille d'un geste un peu trop féminin pour être fauve. Son buste commença par s'allonger. Ses cuisses s'étirèrent en deux longues gambettes, ses pattes fleurirent en deux bouquets de jolis orteils. La fourrure d'ivoire disparut comme un voile, remplacée par une fine chemise de nuit. Son museau rapetissa pour former un petit nez rond, ses lèvres rougirent comme les cerises en été et une cascade de cheveux dorés dévala le long de sa silhouette. Ne restaient, de la belette, que deux oreilles blanches transperçant sa longue tignasse.

- Sigrid, la saluai-je.

- Kyra.

Sigrid était mon amie la plus chère. Nous nous connaissions depuis l'âge de cinq ans - ou, plus précisément, depuis le jour où nous avions volés des sucreries au marché durant une fête d'automne. La pâtissière nous avait poursuivi à travers tout le village pour finalement nous coincer sur la place principale. S'en était suivi un humiliant sermon public, forgeant définitivement notre alliance contre le monde.

- Félicitations, déclara-t-elle. Si mes calculs sont bons, tu as fait deux millimètres de plus qu'hier.

- J'ai d'autres préoccupations.

Elle eut un petit soupir.

- Aux dernières nouvelles, les anges arriveront demain matin. Comme chaque année, d'ailleurs.

- Sauf que cette année, je serai forcée de les fréquenter. Tout comme toi.

- Exactement, répliqua-t-elle. Et même moi, une garoue, je ne me préoccupe pas de leur venue à ce point. Or j'y suis la plus prédisposée.

ÉCARLATE - sous la cendre [T1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant