Chapitre 1

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Minuit, enfin. Je servais les derniers clients. Qui pouvait encore avoir faim à cette heure-là ? Peu importait, la fatigue pointait le bout de son nez. Encore une journée de bouclée. J'avais rempli mon chiffre, servi les clients et souri toute la journée. Comme s'ils avaient besoin de cela. "Un accueil chaleureux à toute heure !" proclamait mon écriteau. Je fermai la boutique. Le panneau en bois s'abaissa dans un grincement métallique. Ajouter à la liste des choses à faire : huiler le mécanisme. Les dernières lumières de ma baraque à frite s'éteignirent et je me servis de mon portable comme lampe de poche. Je lançai un dernier regard vers la petite roulotte qui me servait de lieu de travail. Elle était bien misérable. L'écriteau à moitié effacé, le bois défraîchi et la peinture écaillée. Superbe image de vente. Je ne comprenais même pas pourquoi j'avais encore des clients. Mais sans eux il ne me restait que ma grand-mère. Mon regard dériva vers le ciel, il était clair ce soir. Et remplis d'étoiles. C'était une magnifique soirée d'été. Les sombres arbres se découpaient juste derrière ma baraque à frites. Je me persuadai que la forêt était un lieu calme et reposant mais tout au fond de moi, la crainte de l'obscurité et de ce qui s'y cachait me fit frissonner. Il était temps de rentrer. Je mis mon capuchon. Un joli capuchon rouge qui me venait de mon adorable grand-mère.

Le chemin de gravillons se dépliait devant moi jusqu'au parking. Quelle idée d'aller se perdre avec une minuscule baraque à frites au bord de la route en lisière de forêt. Les phares de ma voiture clignotèrent en produisant un cliquetis familier. C'était comme si elle exprimait son contentement de me voir. J'aimais bien cette vieille voiture. Certes rouillée et égratignée, elle ressemblait à une antiquité détériorée bonne pour la décharge. Mais pas pour moi. Allez annoncer à un collectionneur que vous avez détruit la plus vieille pièce de sa collection ! Ma voiture était le dernier souvenir de mes parents. Morts tous les deux d'un accident de la route, mais pas dans cette voiture. Une vague de chagrin me traversa mais je la retins. C'était de l'histoire ancienne. Cela faisait plus de dix ans que ma grand-mère avait pris leur rôle. Et puis, plus la voiture est vieille, plus l'histoire qu'elle raconte est passionnante. Chaque éraflure, chaque bosse raconte une aventure, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Ma voiture était en quelque sorte ma meilleure amie. Dans ce coin perdu, où voudriez-vous que je me fasse des amis ? D'accord, la ville n'était pas loin. D'ailleurs, j'habitais en ville. Mais chaque jour je revenais me perdre au bord de cette route. Et comme chaque soir, je rentrais chez moi, mes habits imprégnés de friture.

Je m'engageai sur la route de goudron noir. Comme chaque soir, je ne croisais aucune autre voiture. Je dépassais les arbres qui filèrent et se brouillèrent en une grosse masse informe autour de moi. Les lumières de la ville apparurent. De hauts immeubles tout éclairés. Depuis que j'étais petite, cette vue me fascinait. La ville qui bourdonnait de vie alors que la nuit n'allait pas tarder à se finir. Mon appartement était situé en banlieue. Il ne se plaçait pas en plein centre-ville, heureusement ! Je ne savais pas comment faisaient les gens du centre-ville pour dormir, avec toute cette agitation ça ne devait pas être simple ! J'entrai dans la ville. Je croisai des jeunes allant en soirée. Ils étaient tous superbement habillés et avaient l'air heureux. Leurs éclats de rires et leurs visages conquis me rappelèrent à quel point je m'ennuyais toute la journée à vendre des sandwichs. Je ne pouvais même pas sortir le soir, j'étais trop fatiguée et puis, mes habits sentaient la friture, en plus, je n'avais aucun ami.

Je dirigeai le vieil engin métallique qui me servait de voiture jusqu'au garage souterrain. Je me garai à la même place que d'habitude, sortis de ma voiture et goûtai à l'air pollué de la ville. C'était peut-être pour ça que ma grand-mère s'était décidée à vivre à la campagne, loin de toute pollution. Le garage était presque vide, comme d'habitude. Je verrouillais ma voiture et entrepris de monter à pied jusqu'à mon appartement. Une centaine de marches plus tard et un voisin rencontré, j'enfonçai la vieille clé dans la serrure de mon appartement. Un déclic métallique significatif se fit entendre et je pu enfin regagner mon chez-moi. Je regardais l'horloge : 01h00.

Je me débarrassai de mon chaperon, de mes habits et filai sous la douche.

Le jet d'eau chaude coulait dans mon dos. Que c'était relaxant ! L'odeur de frite se décolla de moi peu à peu. J'utilisai un gel lavant à l'odeur délicieuse. Je m'enduis tout le corps de cette douce senteur. C'était autre chose que l'odeur salée de friture. Je massai mon cuir chevelu, et me détendis. Je sentais l'eau brûlante couler le long de ma colonne vertébrale. Après m'être savonnée, je m'attardai sous le jet, les yeux fermés, respirant la vapeur, appréciant la sensation de l'eau ruisselant sur mon corps. C'est à contre cœur que je me séparai de cet intermède de douceur. Je sortis de la douche, rapidement suivie par un nuage de vapeur.

Quand je fus sèche et accoutrée d'un débardeur noir me faisant office de pyjamas, je m'installai à mon ordinateur. 01h30. Je regardai mes messages. Plusieurs publicités, un rappel pour payer ma facture d'électricité, un message d'un client et un message vidéo de ma grand-mère. Je cliquai sur ce dernier. Un onglet s'ouvrit, affichant une vieille femme aux cheveux argentés et à la peau plissée. Ses cheveux étaient retenus en un petit chignon mal fait ce qui lui donnait un air décontracté. Elle était vêtue d'un petit pull de couleur crème et de boucles d'oreilles en perles. La vidéo débuta. Ma grand-mère sembla chercher le bouton de démarrage de la vidéo. Ensuite, elle se concentra sur sa webcam.

"Coucou ma chérie ! Comment ça va ? Oups, tu ne peux pas me répondre, c'est un message vidéo..." Elle rayonnait. Il faut dire que depuis que je m'étais lancée dans ce petit boulot de bord de route, je ne la voyais plus très souvent. La vidéo continua, légèrement en retard par rapport au son. Elle me dit qu'elle allait bien et qu'elle avait hâte qu'on se voie ce week-end. Je souriais. Moi aussi, j'avais hâte de la revoir, son visage enrobé et joyeux me manquait, ses galettes de miel aussi. Elle me signala qu'elle avait retrouvé des effets personnels de mes parents et qu'elle souhaitait me les montrer d'urgence. Cette nouvelle me fit sursauter, quels effets personnels avait-elle pu trouver après 10 ans passés ? Il fallait absolument que je voie ça. Ses traits étaient devenus plus anxieux et elle semblait pressée. Elle me souhaita bon courage pour la fin de semaine et mit fin à la vidéo.

Je vérifiai mes autres messages et fermai mon ordinateur. 2h14, il était temps de dormir.

LoupWhere stories live. Discover now