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Le ciel grisonnant épouse l'infinie tristesse qui se dégage de la zone industrielle. Ce que je vois: une forte concentration de bâtiments blanchâtres et anguleux, comme si la terre avait choppé une vilaine mycose, cerclée de champs s'étendant à perte de vue. Aucun relief, histoire de souligner un peu plus l'absence de fantaisie du lieu. Un paysage à se tirer une balle, de ma perspective...

La course au profit ne s'embarrasse d'aucune considération esthétique. Tout a été architecturé dans un souci d'optimisation de l'espace, de réduction des coûts de fabrication et d'augmentation des volumes de vente. Je songe un instant aux existences dont le cadre est circonscrit à cet écosystème périurbain. Des familles qui peuplent les cités-dortoirs alentour - encore des champignons sortis du sol - dont les journées oscillent entre la baraque neuve achetée à crédit et l'enseigne démesurée Décathlon, les menus maxi best-of du McDO ou le parcours consommateur d'Ikéa. Si j'en avais le pouvoir, je raserais ce paysage d'un déluge de météores enflammées. Faute de mieux, je lève ma paume en direction des nuages et je visualise mentalement la scène, avec du rock progressif lancinant en fond sonore. Franchement, ça aurait de la gueule. J'avale une gorgée de ce café dégueulasse facturé 40 centimes à la machine, et je tire une taffe sur ma clope. Myriam me rejoint sur le parking.

Myriam : petite boule quadragénaire sapée à la mode des galeries commerciales locales et mère de deux gamins sur lesquels elle a décalé ses ambitions de vie. Elle sort une Marlboro en me souriant. Je sais bien que notre mutuelle est merdique, vraiment, je le sais. Et pourtant je ne peux pas m'empêcher de bloquer sur les tâches noires qui ternissent ses incisives. J'ai aucune envie de lui parler mais par politesse, je retire le casque de mes oreilles. Elle me pose quelques questions dont les réponses ne l'intéressent nullement. Je suis son choix de conversation par défaut, Il n'y a que nous deux qui soyons en pause en cet instant. Le silence doit vraiment l'angoisser, comme tant de pauvres âmes qui comblent leur vide intérieur par un vacarme perpétuel.

On bosse dans un centre d'appel implanté au milieu de ce petit paradis terrestre. Notre glorieuse mission : expliquer aux clients d'un célèbre téléopérateur français que quels que soient leurs problèmes, on n'aura jamais les moyens de les aider (ce qui est vrai). Les perdre dans un labyrinthe administratif jusqu'à ce qu'ils se découragent, abandonnent et parfois résilient au profit d'un autre opérateur où faut pas rêver, ce sera la même merde. Absorber leur colère, servir de zone tampon entre les clients légitimement furax et les cadres de l'entreprise qui se réunissent quotidiennement pour trouver des moyens toujours plus pernicieux de dévaliser le chaland. J'utilise cette dernière expression, quelque peu désuète, à dessein : je ne voudrais pas participer à la dépréciation généralisée de cette pratique sexuelle qui détourne la pénétration de son chemin conventionnel.

Les profils de mes collègues ne sont pas inintéressants : les plus jeunes, la majorité des employés, ce sont des qualifiés qui n'ont pas trouvé de boulot ailleurs. Genre licence de psycho, d'anglais, BTS commerce international et autre voies sans issue... Ils rêvent encore d'un futur, ailleurs et meilleur. Si tu les écoutes, et généralement t'as que ça à faire pendant les pauses, une fois que t'as checké tes notifications Facebook pour la dixième fois de la journée, tous ont des plans pour un avenir excellent. Lui a un cousin qui bosse dans l'événementiel et qui peut le pistonner pour qu'il joue un set à tel événement électro berlinois. Elle va aller habiter au Japon sous peu et là-bas, c'est sûr, elle sera mannequin, comme si son seul exotisme lui assurait une place tout en haut du podium et suffisait à faire passer ses évidents handicaps - type culotte de cheval - auprès des agents de casting nippons.

Les plus vieux sont là par la grâce d'une réinsertion Pôle Emploi, et tu les reconnais facilement parce qu'ils sont tous un peu dégueulasses. Disons, leur vie est globalement derrière et ils se foutent bien de ce que les autres peuvent penser d'eux, donc ils n'hésitent pas à te pourrir la salle de repas en faisant réchauffer un gratin bien odorant dans le micro-onde, par exemple. Comme ils sont également à un stade où les problèmes de santé modérément graves commencent à poindre, ils aiment les conversations à haute teneur en biologie. Pour être plus clair, on sait souvent tout de l'état de leur transit intestinal.

Même au milieu de cette pluralité de profils, je fais figure d'outsider. Je n'aime pas parler pour ne rien dire, ce qui est pourtant un élément d'insertion sociale crucial dans cet environnement. Je pourrais par exemple demander à Myriam comment va sa toute petite, qui s'est cassée le bras dans la cour de récréation il y a deux semaines. Je m'en rappelle très bien, ma bouboule pleurait, a gratté une demie-heure de pause supplémentaire (pour le coup elle a raison, faut pas hésiter à arracher tout ce qu'on peut à cette boîte) et tout le monde s'adressait à elle avec une voix compatissante et un regard endeuillé. Mais le fait est que le bras de sa toute petite, j'en ai rien à carrer, et je déteste ces simulacres d'échanges dans lesquels on joue tous un rôle de composition. Ce qui est ma foi un peu paradoxal, on verra par la suite pourquoi.

Outre cet évident problème de communication, j'arbore un look semi-gothique qui a pour but de tenir l'univers à distance, et c'est plutôt efficace. Je tire la gueule, histoire de bien faire comprendre à quel point je suis mécontent de me trouver ici et maintenant, et je me pointe tous les jours avec des poches violacées sous les yeux. Le truc vraiment hilarant, c'est que si je confessais des problèmes de drogue à quelques-uns de mes collègues les plus impliqués dans l'échange de potins sur l'open-space, tout irait bien mieux. Les vieux me tiendraient des discours graves destinés à me ramener sur le droit chemin, les femmes tenteraient de racheter mon âme parce qu'elles ont rien d'autre à foutre de leur morne quotidien, les mecs me demanderaient des anecdotes sur mes trips, fantasmeraient sur une existence borderline qu'ils aimeraient vivre de temps en temps autrement que via GTA...

Mais je n'ai aucun problème de drogue. Enfin, soyons honnête - pourquoi ne le serais-je pas? -, ce n'est pas tout à fait vrai. Je suis shooté aux anti-dépresseurs, déjà (c'est pour ça les pupilles dilatées, ce n'est pas de l'excitation sexuelle, navré). Et puis j'ai une vraie addiction aux jeux en ligne. C'est au moment où je rentre chez moi et que je mets mon ordinateur sous tension que mon existence réelle commence. Le reste est comme un cauchemar récurrent que je dois traverser entre deux sessions de game. Je parle d'addiction aux jeux, au pluriel, mais il n'y en a en réalité qu'un seul qui est essentiel à ma survie. On va l'appeler Azura. C'est un jeu de rôle médiéval-fantastique en ligne, donc avec plein d'autres joueurs comme moi, quoique peut-être pas autant cyniques et déprimés, faut bien l'avouer, qui se retrouvent dans un univers chatoyant, enchanté, pour fuir la dureté de notre "vrai" monde désaturé et fade.

Le truc vraiment important : c'est dans ce jeu que je l'ai rencontré.

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