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Deux ans plus tôt.

Nous sommes au cœur de l'été et avec mon pote Jérôme, on tombe des bières, posés sur une terrasse aérée du centre de Lyon. Autour, des éclats de soleil et de rires. Une fontaine crache de longues gerbes d'eau, pour le plus grand plaisir des culs-nus n'ayant pas la chance de passer leurs vacances à la plage. Comme d'habitude, le Jé tourne à la brune, c'est raccord avec son côté rustique. Moi, grand délicat, je préfère les gorgées d'une blonde fruitée. Sur la table, une vieille bédé X-Men que je viens d'acheter trois balles dans une librairie poussiéreuse, et deux paquets de clopes entamés.

La discussion tourne autour de nos avenirs respectifs. On vient d'atteindre le milieu de la vingtaine et il semble de plus en plus évident qu'on a loupé un train. Les autres copains s'apprêtent à rentrer tranquillement dans la vie active, poursuivant cette autoroute empruntée dès le début de leurs études. Ils commencent à causer mariage, emménagent dans des appartements décents, ouvrent des comptes d'épargne. Nous, comment dire... On a pris l'itinéraire bis, les routes de campagnes bien sinueuses. Nos parcours sont erratiques, hésitants, parsemés de soirées trop arrosées. On continue de vivre avec la même insouciance qu'à nos 18 ans, avec le risque de ressembler d'ici quelques années à ce que les magazines de psycho appellent des « adulescents ».

Niveau boulot, c'est pas la teuf : chômage longue durée pour tous les deux et contrairement à ce que le reste de la société semble imaginer, c'est loin d'être une période d'agréable glandouille. Tous les jours la boule au ventre, la nausée, l'angoisse de rester en bas de l'échelle sociale sans jamais parvenir à décoller son derche de la précarité. On s'imagine un moment s'engager au service du pays. La blague. Jérôme suivrait une formation de brancardier à l'Armée de terre, moi j'opterai pour la branche « audiovisuel » de la Marine Nationale. A cet instant, on envisage ces possibilités avec le plus grand sérieux et l'alcool aidant, on y croit dur comme fer, à nos aventures épiques en territoires de conflit. On élude soigneusement les côtés horribles de la guerre pour n'en garder qu'une vision romantique, vision qui parvient à nous exalter un bon moment. Puis ça finit par passer, l'enthousiasme déclinant à peu près en même temps que le soleil. Finalement, la conversation dérive sur nos centres d'intérêts de toujours.

Les jeux vidéos s'imposent sans difficulté. Jérôme m'annonce qu'il recommence une partie de Legend of Mana sur émulateur, alors qu'il vient à peine de le terminer. Ce type est à l'épreuve de toute lassitude. Il peut revoir sans fin les séries qu'il apprécie avec le même enthousiasme que s'il les découvrait pour la première fois. Je ne compte plus le nombre de fois où il s'est enfilé goulument les intégrales de Buffy et Stargate SG1. Moi au contraire, tout me fait chier beaucoup trop rapidement, et j'ai cette fâcheuse tendance à commencer beaucoup de choses pour n'en achever aucune. Je suppose que c'est une des raisons pour lesquelles l'alchimie fonctionne si bien entre nous. Je lui dis - sans y croire une seule seconde - que oui, je vais m'y mettre aussi à son vieux RPG, qu'en rentrant chez moi je l'installerai sur mon ordi. Mais j'ai une autre idée qui me gratte l'esprit.

Azura. Ce jeu de rôle en ligne cartonne depuis sa sortie, au début des années 2000. Des millions de joueurs coopèrent ou s'affrontent dans un univers médiéval-fantastique haut en couleur. Chaque joueur débute son épopée par la création d'un avatar pixelisé. Il choisit une race, une faction, une classe et enfin un pseudonyme qui sera visible par tous les autres aventuriers qui foulent le sol de ces terres fabuleuses. Chaque nouveau venu devra ensuite engranger de l'expérience afin que son personnage monte de niveau, une tâche qui s'avèrera plus aisée s'il s'entoure de compagnons afin d'effectuer les quêtes en groupe. Cette dimension sociale permet de faire la connaissance d'autres personnes dans un cadre ludique, et sans les préjugés inhérents aux rencontres de visu.

Le phénomène a pris une telle ampleur que les médias ont fini par s'y intéresser, généralement pour tacler les no-life, ces joueurs qui passent leur vie derrière un ordinateur et renoncent peu à peu à toute existence réelle. Les reportages se plaisent à cibler des cas extrêmes, photos de bibendums sans hygiène à l'appui, afin de générer du sensationnalisme vendeur. Le gain d'expérience étant en effet infini dans le jeu, celui qui désire être un demi dieu online se doit d'être au plus possible connecté. Et faut bien avouer que c'est quand même la peur d'y passer trop de temps qui nous a tenu éloigné du monde d'Azura jusqu'à maintenant, Jérôme et moi. Sauf qu'aujourd'hui, on en a masse, de temps. Tellement qu'on ne sait plus comment le remplir. L'idée de fuir mes problèmes immédiats dans un monde virtuel richement peuplé me tente bien. Je m'imagine déjà rejoindre une guilde active, pleine d'amitiés possibles. Je suis sûr de croiser des profils bien plus compatibles avec le mien que dans toutes ces boîtes de nuit où j'ai déjà perdu trop de jeunesse et d'argent. Reste plus qu'à convaincre le Jé de me suivre dans mon délire euphorisant.

Comme prévu, il rechigne. Ce vieil ursidé préfère jouer en solitaire, l'aspect communautaire d'Azura ne lui parle pas. Je change de stratégie en lui vantant le nombre invraisemblable de quêtes que contient le jeu, la possibilité d'exercer divers métiers, de faire du commerce. Puis je fais la promotion de la direction artistique fabuleuse, avec moult régions superbement dessinées qui composent ensemble une carte gigantesque, pleine d'ambiances et d'atmosphères différentes : des plages paradisiaques aux forêts enchantées, en passant par les montagnes maudites envahies par des démons glacés... Je glisse même un mot sur ces fameuses musiques immersives qui propulsent le joueur hors de la réalité, en espérant titiller l'ancien élève du conservatoire qui est en lui. Plus je parle et plus je m'échauffe. Plus je m'échauffe et plus je deviens convaincant : le Jé commence à considérer l'option, je le sens. C'est étrangement une composante multijoueur d'Azura qui finit par le faire craquer : la possibilité de se battre entre factions librement, partout sur la carte. Peut-être un reste de notre conversation précédente...

Le samedi soir, le Megastore ferme à 22 heures. Un horaire s'accommodant à mes caprices tardifs. Les rayons sont presque vides, on n'en remarque que mieux le couple qui s'engueule côté téléphonie mobile. Le Jé et moi prenons l'escalator au milieu de la pièce, encadré par deux têtes de gondoles débordant du dernier Marc Levy.  On déboule en plein  coin jeux vidéo. Un vendeur à moitié assoupi pianote sur son mobile. Je le reconnais, c'est Tom, un type tout sec qui a été hipster avant que le terme hipster ne soit inventé. Il s'en est fallu de peu pour qu'on soit potes, mais Tom l'insignifiant m'a ravi une fille dont j'étais amoureux depuis des années, et à qui je n'ai bien entendu jamais oser l'avouer. Je n'avais flairé aucune menace chez cet être dégingandé aux frontières de l'asexualité. Bien mal m'en a pris, aujourd'hui c'est lui qui couche avec Ambrine.

Je me sens honteux quand je demande à Tom deux exemplaires d'Azura. Il me dit que lui aussi y a joué, avant que son couple ne l'empêche de passer un trop grand nombre d'heures sur son PC, qu'il aimerait parfois y retourner mais qu'Ambrine ne serait pas d'accord avec ça. L'entendre prononcer son prénom me donne envie de le gifler. Je me considère en tous points un meilleur parti que lui, par quel dérèglement cosmique a-t-il pu se la taper ? Ultime condescendance, il me passe la main autour de l'épaule et, comme un grand frère, me prévient qu'Azura est un jeu dangereux car terriblement chronophage. Je lui réponds qu'en l'absence d'une Ambrine à choyer et d'un boulot pour m'occuper, j'ai justement un excédent de temps à liquider...

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