Les mots perdus.

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Tout a commencé par le Jeûne : régime de caractère en nombre imposé. Le Jeûne emporta nos jeunes, porteurs d'évolution, ouvrant la porte aux dévots luttant en son.

Ils furent les premiers. Couverts d'accrocs à leur denim, ils étendirent leurs acronymes. Limités par le nombre de lettres, ils imitaient les mots en oreille : le Phonographe remplaça l'Orthographe.

Les mots en souffrirent.

Nous ne savions pas l'être fragile.

Nous ne savions pas nos lettres fragiles.

Quand le Jeûne prit fin, il était trop tard. De cette liberté d'expression retrouvée, nous n'eûmes pas l'esprit de jouir. Nos caractères étaient figés en habitude, habitant même nos études : le nombre de lettres imposait l'être de nos devoirs.

Vint alors le Correcteur. Il remplaçait à tout va, jouant l'atout, en coupe franche, il usurpait nos mots. C'est ainsi que le sens des mots se modifiait en mode édifiée.

Nous ne savions pas.

Nous ne savions pas qu'en touchant au Mot, nous touchions notre âme. Atteint dans ses sens, nous changions notre essence.

Les années passèrent, les mots changèrent, et nous avec. Notre nature naquit de notre langage. Certains emportaient nos êtres en prenant nos lettres, d'autres tentaient de penser nos maux. Je suis de ceux-là : je suis un Panseur de Mots.

Ce jour, je remonte la piste de nouveaux mots disparus : ils sont seize. Décomposés, dé-sonorisés, je tente de les retrouver. Leur voix me guide vers une voie cachée. J'y vois une maison de cachet, de style oriental.

Je frappe.

Ils sont là, las et perdus, je le sens. Je sens le soufre du verre. C'est la demeure d'un Souffleur de Vers. J'en suis sûr. Je change en nature et en genre, je me dis simulacre.

Il ne reconnaît pas en moi le penseur et m'invite en son antre. J'y entre en sons.

Il me parle. Je me tais.

Une maison d'or habite, qu'il me dit « aussi tienne » après la bise sale. Il sent l'origan ami.

Il se décrit « anti peine ultime » et me sort tracts en pêle-mêle. Mon hôte ment, c'est un cafard né homme.

Il me parle encore quand, tic et tac, le temps passe, pur et lent.

J'écoute, n'ayant cure, qui but assez de ses paroles.

Il me parle toujours.

Je me tais, que son souffle n'envole mes lettres et n'en volent le sens.

Je reste assis, mute en à-coup, phène, vautour puis gypaète.

Je l'attaque enfin.

Je me jette sur lui comme sur un des crotales.

J'entends ses cris sans thème.

Je le lacère et le laisse, seul, en loque.

Il est vaincu. Je récupère les mots perdus et disparais.

Dans ma sortie, je réalise que mes seize hurlants sont tranchés en césure lente par mon Souffleur de Vers. Il me faut les réparer, en recoller les morceaux.

Je retourne chez l'Ottoman. J'y ai laissé un cadavre purulent, sans chrysanthème. De son soliloque, dont les mots s'échappaient, obliquant en azimut, tournant en orbite et résonnant en cantique, ne persiste que des acouphènes. Pris par son discours, il n'a pas vu mes griffes d'obsidienne : changer de forme est notre nouvelle nature. Dans le capharnaüm de la pièce, je cherche en tractopelle dans une profondeur abyssale. Je ne déterre pas de cucurbitacée, mais un antépénultième origami de syllabes. Il m'en manque encore un. Je le retrouve dans la nature de mon Souffleur de Vers : comme ses congénères, il fut un indécrottable bavard.

Je suis un Panseur de Mots : souffle d'air qui prend sens, d'un souffle d'air ils perdent sens.

Je suis un Panseur de Mots, je les guéris des Souffleurs de Vers. 



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Merci de votre lecture... si ce texte vous a plu, la suite se trouve dans Le Panseur De Mots. 

Bon voyage.

K.


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