XII. Damoiselle Rose, en un duel engagée

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Rose s'étouffa avec un morceau de carotte en entendant le prénom d'Aguaje, et dut avaler un grand verre d'eau en catastrophe pour ne pas mourir à table, ou pire – et comble de l'humiliation – recracher le tout sur son voisin. Olivier lui demanda si tout allait bien, les sourcils froncés, mais Rose le rassura d'un signe de la main, gênée, et Monsieur de Tantale reprit ses explications :

– Les émissaires indigènes ont exposé leurs arguments... et je dois reconnaître qu'il est déplorable que l'implantation de la mine les pousse à se déplacer. Mais quel autre choix avons-nous ? Les divers États du continent menacent sans cesse l'indépendance de l'Île. Si nous ne bâtissons pas notre puissance sur des ressources économiques tangibles, rien ne les empêchera de nous engloutir. Et ces indiens du bayou ne verraient sans doute pas la chose d'un œil plus positif que la situation actuelle. Une mine, c'est tout ce dont nous avons besoin pour survivre en ce moment. Les États qui nous envahiraient ne s'en contenteraient pas, eux. Ils transformeraient l'Île tout entière en une gigantesque houillère ; ils industrialiseraient tout, et nous pourrions dire adieux à la faune et à la flore si riches de notre belle Île.

Le discours avait eu le don de refroidir Rose. Elle sentait des frissons parcourir sa colonne vertébrale, et se demandait si la situation était réellement aussi noire que la dépeignait l'industriel. Ne s'évertuait-il pas plutôt à défendre ses propres intérêts ?

– Vous semblez troublée, Mademoiselle Phorbe-Nascorie. Mes propos vous auraient-ils choquée ?

Donatien de Tantale avait tourné un visage compatissant vers la jeune femme, qui le rassura d'un signe de tête.

– Non, pas choquée, murmura-t-elle. Surprise seulement. Je ne pensais pas que la création de cette fameuse mine de charbon à ciel ouvert pesait tant sur notre situation sur le plan international. L'avenir que vous dépeignez pour l'Île semble s'annoncer... plutôt gris.

– La mine réglera nos problèmes, chère enfant, déclara Monsieur de Tantale, paternaliste.

– N'y aurait-il pas d'autre solution ? Une qui ne laisse pas de cicatrice si horrible dans notre patrimoine naturel ?

– Non.

Janvier venait d'ouvrir la bouche pour la première fois du repas, et comme toujours, sa voix révulsait Rose. Sous la table, sa main se crispa sur la cuisse de la jeune femme, comme pour bien lui prouver qu'il la tenait en son pouvoir. Il tourna son regard vers elle, et Rose se sentit forcée à faire de même. Une fois passée la révulsion due à la cicatrice en croissant de lune, elle plongea ainsi dans deux prunelles pénétrantes, qu'elle découvrit vertes. Vertes, si vertes, comme les rais de soleil qui perçaient la forêt vierge ou les mousses éclatantes du bayou. Comme la lueur émeraude qui émanait des licornes. Vertes, comme celles qui brillaient au fond des petits yeux vifs de Gaïa.

– Non Rose, murmura-t-il – à moins que ce ne fut elle. Il n'existe aucune autre solution.

Rose termina le repas comme prise dans un rêve, ailleurs. Elle se sentait soudain extérieure à cette réalité qui défilait sous ses yeux, comme assommée, engourdie. Olivier sembla s'en inquiéter, mais la rouquine ne parvint pas à se reprendre en main pour le rassurer. Seul compter désormais Janvier, juste à côté d'elle, dont elle frôlait parfois le coude par inadvertance. Janvier ; Gaïa. Tout s'embrouillait, et les certitudes d'hier devenaient les doutes d'aujourd'hui, les terreurs de demain, vrillant les tempes de la jeune femme d'un vertige étourdissant.

Vivant elle-même une sorte de conte de fées depuis son enfance, dans lequel elle incarnait une créature qui n'aurait pas dû exister, Rose était conditionnée à accepter le surnaturel bien plus facilement que ses congénères humains. Après tout, elle avait grandi dans un manoir où l'on se contentait d'étendre la main pour faire mûrir les tomates que l'on devait manger au dîner, où sa demi-sœur pouvait manipuler à volonté les planchers, et dans les combles duquel veillait une ancêtre pluricentenaire. Le fait de réaliser que Gaïa possédait la capacité de modeler son apparence à volonté n'avait en soit rien d'inacceptable pour un esprit aussi malléable que celui de la jeune femme. Car pour elle, le fait s'imposait comme une évidence : Janvier et Gaïa n'étaient qu'une seule et même personne ; les yeux extraordinaires du vieil esprit des plantes le démontraient aisément. Il ne pouvait en être autrement.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierWhere stories live. Discover now