V. Damoiselle Rose, par les remous malmenée

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Terra mater, songea-t-elle, désespérée.

Puis elle remarqua les lueurs vertes, toujours plus nombreuses autour d'elles, aux contours indistincts à travers l'eau vaseuse. Elle frissonna lorsque l'une d'elles sembla se rapprocher, nageant en sa direction, puis se rappela que sa sœur n'avait pas semblé effrayée par la présence de ses soi-disant licornes du bayou. La jeune femme se résolut donc à ne pas fuir leur contact, habitée d'un pressentiment étrangement optimiste : les créatures cachées derrière cette étrange luminescence se trouvaient en mesure de l'aider, et peut-être le feraient-elles, si Rose se montrait suffisamment... amicale ?

Il s'agissait bel et bien d'une licorne. La chose en soi parut si absurde que Rose relâcha pour de bon l'oxygène contenu dans ses poumons cette fois, et se trouva forcée de remonter à la surface en catastrophe. Elle y fut accueillie par des exclamations au-delà de tout état de panique de la part de Chardon ; mais toujours pas d'Edelweiss.

Puis une forme immense s'avança sous ses pieds et la souleva hors de l'eau d'un coup. Une corne émergea, suivie de près par la tête chevaline sur laquelle elle se trouvait implantée. Rose n'en croyait toujours pas ses yeux.

– Licorne du bayou, qu'est-ce que je disais ! s'exclama soudain Edelweiss dans son dos, sans pour autant s'arrêter de tousser et de cracher de l'eau. Elles ont chassé les alligators – y compris la foutue sale bête qui m'a mordu la jambe !

Malgré son soulagement de la voir entière, et le choc plus ou moins compréhensible lié à l'apparition des étranges créatures cornues et luminescentes, Rose remarqua la sève pâle qui teintait l'eau tout autour de sa sœur, et étouffa une exclamation choquée.

– Tu es blessée ! s'exclama-t-elle.

– Je viens de me faire traîner au fond de la rivière par un alligator fortement décidé à faire de moi son prochain repas. Forcément que je suis blessée, espèce d'arriérée !

La douleur avait fait perdre sa bonne humeur à Edelweiss, qui faisait soudain preuve du même caractère mal luné que son aînée. Rose ne releva cependant pas l'insulte, trop soulagée qu'elles aient toutes trois survécu à la mésaventure. Au lieu de cela, elle reporta son attention sur l'étrange créature qui la portait jusqu'à la berge. Il s'agissait indéniablement d'une licorne – l'unique corne opalescente qui ornait son front suffisait à le prouver – quand bien même celle-ci ne disposait pas de la plupart des autres éléments que l'on attribuait d'ordinaire à leur race. La forme équine demeurait, certes, mais la créature se voyait couverte de somptueuses écailles dont les reflets variaient du vert de jade au magenta. Les sabots avaient également disparu, au profit de longues pattes palmées et griffues, et la crinière ressemblait à tant d'algues douces et odorantes. Sans compter que dans l'obscurité ambiante, la licorne et ses sœurs dégageaient cette exquise aura toute d'émeraude, qui chassait les terreurs nocturnes plus sûrement que n'importe quelle lampe-torche.

Rose hésita un instant, mais finit par céder à la tentation, et passa une main amicale sur la tête de la créature qui venait de lui sauver la vie. Elle osa même remonter jusqu'à la corne, qu'elle cerna de sa main pour en apprécier les contours. Comme une caresse, Rose laissa courir ses doigts agiles le long de l'ivoire iridescent, savourant sa longueur.

La rive se rapprochait, et l'eau fut soudain suffisamment peu profonde pour que la licorne puisse prendre pied sur la terre ferme. À regret, la rouquine quitta sa nouvelle amie, tandis que Chardon s'évertuait à récupérer Edelweiss sans trop solliciter la jambe blessée de cette dernière. Puis, une fois certaines que leurs protégées se trouvaient en sûreté, les splendides créatures retournèrent à leur élément, se diluant progressivement dans les remous de la rivière. Il ne resta bientôt que la nuit, mais celle-ci ne semblait plus effrayante désormais. La rencontre féérique avec ces êtres étranges, ces licornes du bayou, laissait un goût de félicité à chacune des trois filles – goût cependant légèrement plus amer en ce qui concernait Edelweiss, qui geignait toujours en observant les plaies laissées par les crocs de l'alligator sur sa jambe droite.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant