IV. Damoiselle Rose, en pirogue embarquée

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– Pas de panique, tout se déroule exactement comme prévu, chuchota-t-elle vivement. J'ai garé ma pirogue pas loin.

Elle prit la tête du petit groupe, profitant de ses vêtements largement plus pratiques – un impudique pantalon de toile brute et une simple marinière – pour évoluer rapidement et sans bruits au travers de la végétation. Elle pestait de temps à autre, accusant sa sœur et sa cousine de lenteur, mais Rose et Chardon ne relevaient pas la chose, trop occupée à zigzaguer parmi les herbes hautes. N'eût-elle été sous le choc, Rose se serait sans doute horrifiée de voir sa belle robe traitée de la sorte, mais elle avait légèrement d'autres problèmes en tête pour le moment. Le premier d'entre eux s'incarnant en leurs poursuivants, qui ne les avaient certes pas encore repérées, mais dont les voix se faisaient plus proches chaque minute.

Elles finirent par atteindre le bout du jardin et son muret, mais pas du côté par lequel elles avaient fait leur entrée, réalisa Rose. Les effluves nauséabonds d'un marécage, qu'elle sentait tout proche, lui tirèrent une grimace.

– À quoi joues-tu, Edel ? On ne pourra jamais passer par là !

– Oh, arrête de te plaindre et essaie de me faire confiance, pour une fois dans ta vie. J'ai tout prévu.

L'adolescente avait articulé les dernières syllabes sur un ton confiant, hochant outrageusement la tête. Rose retint une grimace. Perdue pour perdue, elle ne risquait pas grand-chose à accepter de laisser Edelweiss jouer les chefs de file.

– Et c'est reparti pour l'ascension du muret, soupira Chardon à ses côtés.

Cela s'avéra cependant moins compliqué qu'à l'aller, les trois jeunes filles se découvrant fortement motivées par les cris qui les pourchassaient toujours, sans compter que les deux aînées ne se souciaient plus d'abîmer leurs belles tenues. Rose n'hésita pas un instant à sauter de son perchoir cette fois, mais poussa une exclamation de surprise en se sentant atterrir dans un sol spongieux, qui lui mangea les chevilles. Elle y laissa même une ballerine en tâchant de récupérer son pied gauche, mais ne perdit pas son temps à essayer de la sauver de la boue et de l'eau tiède. Elle n'était pas vraiment sûre de vouloir remettre ces chaussures un jour, vu les traumatismes qui leur étaient alors imposés.

– Marécage ; j'avais vu juste, maugréa-t-elle, songeant que la soirée pouvait difficilement empirer – le souvenir de sa danse volée au bras d'Olivier lui paraissait une douce chimère à présent.

Edelweiss, qui aimait beaucoup prouver à sa sœur qu'elle avait tort – et qui possédait un réel talent pour la chose – la détrompa cependant remarquablement vite : oui, les choses pouvaient bel et bien empirer.

– Chut ! souffla-t-elle. Tu vas réveiller les alligators.

Rose se sentit blêmir, et se promit qu'elle lui réglerait son compte plus tard, morte ou vive.

Elles parvinrent à mettre la main sur une pirogue de bois flotté, comme celles qu'usaient les natifs de l'Île pour se déplacer à travers le bayou. Rose s'interrogea évidemment sur la manière dont sa cadette avait bien pu se procurer un tel objet, mais le souvenir des alligators qui campaient à proximité – selon Edelweiss – lui ordonna de garder ses questions pour plus tard. Elle se hissa tant bien que mal dans l'embarcation, détestant la sentir tanguer sous son poids. Chardon s'installa juste derrière elle, et Edelweiss s'arrogea la poupe, dégainant pour l'occasion une pagaie sculptée dans le même bois que sa pirogue, au manche joliment ouvragé. Les trois filles manquaient de place, et se félicitèrent d'entretenir une taille assez menue pour ne pas faire sombrer leur coquille de noix. Puis commença leur étrange périple à travers le marécage.

Sur l'Île, la nature était partout, occultait tout, et Rose ne voyait dès lors rien d'étonnant à ce que le jardin d'un puissant industriel donne tout droit sur la forêt vierge – cette dernière les encerclait sans fin, splendide rideau vert malheureusement mis en danger par les pratiques irresponsables de Monsieur de Tantale. Indomptée, la nature possédait un côté effrayant, que le clair de lune atténuait à peine. Chardon respirait avec une lenteur exagérée, dans le dos de Rose, comme si cela avait pu suffire à les faire passer inaperçues au milieu d'un territoire qui ne leur appartenait pas – toute affiliée à la nature que pouvait être leur famille, les cousines n'en menaient pas large pour autant dans le noir, cernées de crissements étrangers et de cris inhumains.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierWhere stories live. Discover now