Chap. 1 - Trois heures vingt-neuf

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J'ouvre les yeux sur la nuit. L'éclat blafard des réverbères de la rue glisse des ombres filandreuses le long du mur comme autant de trainées sur le papier peint défraichi. J'entends le ronronnement de la ville, aussi agréable que le raclement de gorge, la quinte de toux ou le reniflement que ne peut retenir votre voisin dans la salle d'attente du médecin.

Chaque voiture qui passe de l'autre côté des rideaux, par-delà la fenêtre en PVC, là en bas, dans la rue, chaque nouvelle voiture qui passe est un nouveau raclement de gorge ; et les trainées sombres sur le papier peint dansent un minuscule instant. Il y a des tournesols sur ce papier peint. Je déteste les tournesols. Je déteste ce papier peint.

Je sue à grosses gouttes. Il y a ce goût dans ma bouche. Ce n'est pas le goût du jasmin, ni le goût de la bergamote. C'est le goût de la mort. Rance. Métallique, comme une poutre rouillée.

Je repousse les draps, m'assois sur le lit. J'y reste fiché quelque temps, assez pour qu'une poignée de raclements de gorge fasse danser des ombres filandreuses sur mon visage.

Une rangée de zéros clignote sur le réveil à côté du lit. Je soupçonne une panne de courant survenue dans la nuit ; il n'est sûrement pas minuit sautante.

Fut un temps, j'avais une horloge dans la chambre, ce genre d'horloge à piles qui au plus fort des nuits sans sommeil hurle un obsédant TICTAC. On se couche tard, des idées plein la tête, et là TICTAC TICTAC, et on ne peut jamais s'endormir. On ne fait que penser au TICTAC. Ou alors on se réveille d'un mauvais rêve, tout pantelant ; TICTAC TICTAC, et on ne peut jamais se rendormir. J'ai relégué l'horloge dans un coin, au fin fond d'un cagibi. Dans le silence de la nuit, il n'y avait que le TICTAC et le raclement de gorge des voitures. À rendre fou n'importe qui. J'ai toujours ces raclements de gorge qui vrombissent dans la rue, en bas, mais au moins je me suis débarrassé du TICTAC. Un sur deux, et je ne suis devenu qu'à moitié fou. Sauf que maintenant je fixe le réveil qui fait disparaître et réapparaître sa ligne de zéros ; ils clignotent avec la monotonie d'un métronome, et j'entends presque un TICTAC rugir au travers de ces zéros allant et venant. Je débranche le réveil.

J'ai le visage entre les mains. Ressaisis-toi mon vieux, je dis. J'essaye de ne pas paniquer. Je me fiche une claque, comme un entraîneur ferait à son boxeur qui, acculé pendant plusieurs rounds et se fait dérouiller, est prêt de renoncer au combat. Il ne faut pas dérailler. Je me fiche une autre claque. J'ai fait ce sale rêve qui me laisse comme un goût de mort au fond de la bouche. Je me mets à penser des inepties. Parce que parfois les rêves, ça se réalise. Je ne veux assurément pas que celui-ci se réalise. Quelle heure peut-il bien être ? je me demande. Je n'ai pas la réponse à cette question, mais elle a le mérite de me recentrer. TICTAC TICTAC, j'ai besoin de savoir l'heure qu'il est, pour savoir combien de temps il reste. Je me décide enfin à sortir du lit.

Le type dans la glace de la salle de bain, il me ressemble vachement, pourtant je me demande si c'est vraiment moi, parce qu'il a l'air normal, parce qu'il n'y a sur son visage aucune trace de — TICTAC — la fatalité qui s'avance à grands pas. Des cernes sous les yeux, un peu pâlichon, peut-être, un peu maigrelet, aussi, il a besoin de rafraîchir cette coupe de cheveux ; il semble au mieux. J'agrippe les pans de son visage pour m'assurer que cet étranger aux faux airs paisibles de moi est bien moi. Je distends la peau molle des joues, tire, malaxe, j'étire le coin des yeux, je me suspends à sa lèvre inférieure pour lui faire toucher le menton en découvrant ses dents toutes de guingois. Cet étranger dans lequel je ne me reconnais pas, c'est moi, et je suis lui. Tu es complètement foutraque, mon pauvre, je me dis. Bon pour l'asile.

Je m'asperge d'eau glacée. J'ai échappé de peu à une crise d'hystérie. C'est n'importe quoi. Je respire, je suis vivant, je suis en pas trop mauvaise santé. Aucune raison de paniquer. Ma transpiration sent cette peur qui m'a tiré du sommeil. Je retire ce caleçon suant et je le jette sur la corbeille à linge qui dégueule. Je plonge sous une douche bien froide.

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⏰ Last updated: Feb 15, 2016 ⏰

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Quelques heures avant l'aubeWhere stories live. Discover now