Chapitre 1 : Redécouverte d'un tombeau

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Le "Cornu" vogue tranquillement sur les flots agités de la mer glaciale. Sa sombre coque glisse sur les vagues d'étain avec élégance. Fuyant l'enfer pour une nouvelle vie. Le soleil brille de tous ses feux sur la mer grise, faisant ressortir son reflet d'un éclat d'argent douloureux pour les yeux après des années d'obscurité et de pénombre dans le nord. La totalité de l'équipage est sur le pont, à réparer le navire ou à papoter de voix sifflantes et basses, glissant sans peine telles des ombres affamées d'un bout à l'autre du pont selon les ordres chuintants du capitaine. Les hommes perchés sur le gréement chantait une vieille rengaine marine d'une voix rauque et changeante au gré du vent, comme un choeur d'âmes spectrales en deuil. Le navire filait le long de la côte, de ses hautes falaises et de ses criques boisées que l'on peut voir s'étendre au loin, à tribord. Les étincelantes tours de Thorium apparaissent petit à petit, montrant sa grandeur d'une allure fière.

Drowin se tient à l'avant du vaisseau, une main gantée sur le bastingage du navire. Il observe les sculptures raffinées et résistantes du portail maritime qui se dresse devant lui. Le froid glacial lui griffe le visage, lui arrachant un rictus, étonné de la splendeur de sa ville natale. Une lourde cape de cuir pèse sur ses épaules tandis que quelques mèches de ses cheveux argent débordent de sa volumineuse capuche, dansant au vent. Il va enfin pouvoir sortir la tête de l'eau, sans se soucier de son passé. Il va enfin pouvoir vivre.

.....

Arrivé au port qui se trouve à quelques kilomètres de la cité, pendant que l'équipage s'active, occupé à décharger le navire, je m'enfonce dans la ville qui me surprend par sa taille. Je n'avais jamais vu de cité comme Thorium autrement que sur des gravures. Malgré tout ce temps passé à étudier dans la citadelle de la Loge Noire, je me sens comme un paysan, un arriéré débarquant pour la première fois de sa campagne. Et pourtant, par opposition à tout cela un sentiment de déjà vu me pèse. Tout ce que je possède n'a encore aucun sens à mes yeux. C'est avec les clés de ma demeure familiale en poche, quelques titres de propriétés et une adresse en tête, que je m'engouffre au coeur de la cité. Ville connue pour ses jardins suspendus et sa forme hexagonale, qui s'étend dans une large vallée bordée du fameux Lac d'Opale près duquel je possède quelques terrains et une grande propriété autrefois utilisé comme plantation et réserve à esclave. La rive orientale du fleuve en aval du lac est dominée par les cales sèches, les entrepôts et les quartiers des esclaves, tandis que la cité à proprement parler, avec ses jardins légendaires, sa haute muraille et ses hauts manoirs surplombant ses rues étroites, se dresse à l'ouest. Les deux moitiés de Thorium sont reliées par quatre grands ponts de pierre blanche recouverts de sculptures en marbre, marquant les temps où sa population était à son apogée, avant les âges sombres qui anéantirent presque toute cette partie du pays.

Une poignée de gardes, qui parlait de la mort récente de l'Empereur Tragar II l'Ancien, me dévisagent alors, d'un air suspicieux. C'est en montrant le tatouage de ma caste qu'ils me demandent d'excuser leur ignorance et leur naïveté. Il ne m'a pas été nécessaire de dévoiler jusqu'à la marque d'Omirine gardée à l'abri des regards sur l'une mes omoplates. Ma décision est finalement de continuer mon chemin sans prêter attention à ces misérables du système. Système qui prône la supériorité de la noblesse, tatouée dès la naissance, et divise tout nos peuples en cinq castes inégales face au Droit et au Devoir:

⦁     Au sommet de la hiérarchie se trouve la classe des érudits. Ils reçoivent une éducation guerrière et lettrée. Cette classe a droit de vie et de mort sur l'ensemble des autres classes. Chaque noble, appartenant donc à une des grandes familles du pays, est tatoué dès la naissance par un haut prêtre de Sarkhan, le Dieux des Dieux, qui en personne approuve cette naissance et fait donc de tout les nobles des "Thnentalir": des élus divins, en érigorien.

⦁     On trouve ensuite une caste assez particulière puisqu'elle regroupe trois classes, elle représente la totalité de ce que l'on appelle communément le peuple. Elle comprend ceux nommés en érigorien les "Müerthnen": ceux qui méritent la vie, c'est à dire les Paysans, les Artisans et les Guerriers, ou plutôt ceux qui "créent", ceux qui "transforment" et ceux qui "détruisent" ( ici symbole de protection : de l'érigor ancien, "paer" signifie à la fois le désir de défendre et le besoin d'anéantir ). Le monde érigorien attache une grande importance à cette caste base de toute vie sur terre.

⦁     Et puis vient ensuite ceux qui vivent sans produire, donc sans droits. Vivant en marge de la société voire totalement exclus, c'est la classe sociale de ce qu'on appelle péjorativement les "déchets de la société", c'est-à-dire les criminels et les mendiants. Même si ils ont l'espoir, avec beaucoup de chance, de pouvoir réintégrer la société par le biais du travail, seul chemin vers le mérite.

Les esclaves ne sont pas considérés comme appartenant à la société; pourquoi y inclurait-on le bétail ? 

Après deux bonnes heures de marche à me perdre entre les ruelles et les hauts jardins, et après m'être engagé dans le chemin qui perce une vaste forêt bordant la cité, j'arrive enfin au manoir de Tristelame. Voilà donc mon héritage, là où tout à commencé.

Le portail se présente comme un immense mur de fer noir, une porte impressionnante par sa taille mais surtout pour son étrange style. Son architecture est faite d'une multitude de serpents formant la porte en elle même par son nombre. Je pousse ce lourd portail repoussant à souhait de la main, mais sa taille m'oblige à prendre appui de tout mon poids pour mieux pousser sur mes orteils. Les serpents me donnant l'illusion de me suivre de leur glacial regard de fer et prêts à m'assaillir à chaque instant, étaient sans doute le chef d'oeuvre d'un maître forgeron fou aux idées tant effrayantes qu'ambitieuses.

La voie en proie à l'effacement est difficilement praticable, entre les aulnes noueux, les saules et les chênes verts, la masse de la forêt aura donc bien profité de mon absence en ce lieu qui m'a vu venir à la vie. J'avance sous une véritable voûte végétale que seuls quelques rares rayons parviennent à traverser, tapissant et zébrant les sous-bois de cette toile solaire. Le manoir que j'aperçoit enfin déploie ses ailes dépareillées au sommet d'une falaise abrupte au pied de laquelle coule le fleuve qui rejoint la mer en divisant la Ville, Thorium la splendide cité des nuages. Le tranquille fleuve continue de lécher l'escarpement rocheux, s'appliquant à dessiner depuis toujours les mêmes boucles turquoises sur la terre. Bravant le vide, le manoir de Tristelame domine un horizon noir de forêts dont s'élève au loin les tours blanches de la ville. Dans ce parc en friche qui réveille quelques images de mon passé, certain souvenirs oubliés, je peux enfin fouler pour la première fois l'herbe haute de ma nouvelle et ancienne demeure. Malgré le lierre qui le recouvre, les façades semblent avoir été entretenues, tout parait si intact. La porte pend encore sur ses gonds. J'entre...

— Ha! Drowin nous t'attendions!

Trois hommes armés, au corps de colosse, m'attendaient postés au fond de la pièce. Un homme encapuchonné et une femme au visage découvert me parlent:

— J'espère que le voyage depuis Urlistrad n'a pas été trop long.

— Entre, je t'en prie! Nous allons pouvoir entamer les présentations et la signature de quelques papiers, ainsi que... certain détails sur le décès tragique de tes parents.






MauditWhere stories live. Discover now