2. Vendre son âme au diable

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La pièce dans laquelle il reprit conscience était grande et sombre. Il distinguait mal les meubles et la décoration, mais il sentait le matelas moelleux sous lui et une petite main toute chaude le serrer. Endormie à son chevet dans une position peu confortable, Natasia respirait très calmement et affichait un visage paisible.

— Réveillé ? demanda une voix chaude et inconnue.

Il n'apercevait pas son propriétaire. Sans répondre, Alek se crispa, se rendant soudain compte qu'il avait peut-être été enlevé pour servir de proie à des monstres. Le jeune garçon n'était pas du genre naïf et, du haut de sa fenêtre, il avait contemplé l'horreur -humaine ou non- dans toute sa splendeur. Et il avait lu, beaucoup lu. Il savait que dehors, des créatures rôdaient. Certaines se changeaient en animaux, d'autres tuaient simplement des personnes en laissant des trous dans leur gorge.
La bibliothèque parentale n'avait rien de banale. Dépourvue des classiques de la littérature standard, elle n'en constituait pas moins une source de vérités sur l'outremonde, comme on l'appelait souvent. L'univers des créatures magiques, qui vivaient en marge du monde humain tout en s'y mêlant parfois pour diverses raisons: la chasse, l'ennui, la nostalgie.

— Ton sang m'a attiré, ajouta la voix, comme si elle lisait dans son esprit. Ce qui ne rassura pas l'enfant le moins du monde. Mais c'était un homme désormais, il devait protéger sa sœur.
— Ne la touchez pas..., murmura-t-il, d'une voix enrouée. Il toussa, se demandant combien de temps il avait pu rester dans la neige. L'homme claqua sa langue, désapprobateur.
— Les petites filles ne m'intéressent pas. Elle me fait déjà confiance, tu sais? Elle ne te lâchait pas, puis...Elle a fini par me laisser lécher tes plaies.

Les sourcils froncés, Aleksandr bougea dans le lit et se rendit compte que, hormis un léger tiraillement, aucune douleur ne lui mordait l'épaule. Ayant déjà lu au sujet des magies destinées à soigner, il se demanda tout de même comment la salive pouvait faire office de baume cicatrisant. Quelque chose s'agita à la lisière de sa mémoire, sans immédiatement remonter à la surface.

— Tu garderas une belle cicatrice, mais tu ne mourras pas. Tu es un enfant très courageux. Je doute qu'un autre ai risqué sa vie pour une femme si jeune sans rien attendre en retour.
— Ma sœur...

L'homme rit.

— Et alors? Pour beaucoup, elle n'aurait été qu'un poids. Pas pour toi...Qu'attends-tu encore de la vie, mon enfant ?

Alek ne répondit pas, tout simplement parce qu'il l'ignorait. Il venait tout juste de sauver sa sœur d'un rituel probablement destiné à invoquer un démon, il n'avait pas vraiment eu le temps de réfléchir à ses perspectives d'avenir... Sa seule certitude était que les démons, les vampires, les créatures de la nuit contre lesquelles seul le soleil peut quelque chose, existaient. Et donc qu'il devrait composer avec cette variante, inconnue du plus grand nombre. Lui-même avait senti quelque chose se produire, lorsque sa main s'était désespérément tendue vers le tisonnier brûlant et que ce dernier... vola vers lui? Était-ce un rêve? Il revivait la scène, encore et encore, mais son esprit floutaient les détails, comme pour l'épargner. Cette magie, il la refusait. Pas si cela risquait de le transformer en homme comme son père, un lâche tuant ses enfants pour acquérir un peu plus de puissance, et se pensant en droit d'invoquer des créatures infernales.

Ce qu'il voulait?
Être fort, vraiment fort, pour protéger Natasia.
L'homme sembla l'entendre.

— Faisons un marché. Je sais ce que tu veux... Et je vous protégerais tous les deux, à une seule condition cependant: Ton sang. Je veux que tu m'en donnes autant que tu le pourras, sans mourir. Tu as une force étrange et cachée, ton odeur est délicieuse... Je ne toucherais pas à la petite, je la traiterais comme ma fille, et toi comme mon fils.

Alek ne réagit pas tout de suite. Petit à petit, il comprenait que l'homme à son chevet appartenait à la race des vampires. Le désir de sang, la salive cicatrisante, la complaisance dans une obscurité quasi parfaite qui ne l'empêchait pourtant pas de le voir. Trois caractéristiques parmi tant d'autres. De nombreux ouvrages traitaient de ce sujet et son précepteur, un ami de ses parents, lui avait appris un geste pour se protéger d'eux. Rien à voir avec le signe de la croix, l'enfant comprendrait plus tard la nature magique de ce mouvement et pourquoi les sorciers se méfiaient des immortels. Du moins, à Saint-Pétersbourg. Un instinct, primaire, se disputait au bon sens. Une peur ancestrale, avec la certitude que rien ne pourrait être pire que l'endroit d'où il venait. Naïveté d'enfant... Au plus profond de lui, Aleksandr savait qu'il ne devait pas s'acoquiner avec ce monstre. Le vampire incarnait le prédateur, et lui la proie. Pourtant, il ne risquait pas la mort. Il voulait juste du sang, en échange d'une protection. Du moins s'il acceptait de considérer sa proposition comme vraie, et pas destinée à le manipuler pour obtenir autre chose. Le marché valait-il la peine? Pouvait-il lui faire confiance? Non. Mais Aleksandr n'avait pas le choix, il devait prendre le risque. Seul, dehors, avec une gamine de six ans à sa charge, il n'y arriverait pas. Et jamais il n'avait connu une autre façon de vivre que celle de ses parents, entouré par des serviteurs. Pas d'argent, pas de maison. Son alternative? La rue et le froid glacial... En comparaison, donner sa veine à un immortel relevait de la promenade de santé.

Le garçon s'agita, essayant de distinguer les traits de son hôte. Une bougie s'éclaira soudain et le vampire tourna la tête vers l'amas de cire, un petit sourire sur ses lèvres pleines. La mâchoire carrée, les cheveux noirs, légèrement bouclés, coupés courts, il arborait également un bouc taillé à ras. De haute taille, ses épaules larges et sa musculature lui donnaient des allures de guerrier, mais le soin apporté à ses vêtements, de riche facture, ainsi qu'à tous les éléments de son physique, allait contre cette hypothèse. L'immortel était soigné, ses ongles entretenus et ses dents d'une blancheur surnaturelle, surtout pour l'époque. Il dévoila ses canines, comme en réponse à un souhait de l'enfant et Aleksandr frissonna, en imaginant ces crocs d'ivoire s'enfoncer dans sa peau. Il porta la main à son cou, et réfléchit quelques secondes en contemplant le visage serein et endormi de Natasia. L'homme sentait bon le propre, il devait se laver souvent, sans toutefois abuser du parfum. En apparence, il semblait gentil, attentionné, aimable, mais une lueur brillait dans ses yeux d'un marron si profond qu'ils étaient presque noirs. Ses prunelles trahissaient sa nature, son grand âge aussi. Qu'avait-il vu? vécu? D'où venait-il? La curiosité se disputa à la peur, que la rationalité enterra finalement.

Toute la conversation semblait avoir été chuchotée, car la petite ne se réveillait pas, serrant fort la main froide de son frère dans la sienne, étrangement chaude.
Il acquiesça alors, vendant naïvement son âme au diable.





Valachya Prince † Origin {Arc 1}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant