Chapitre 1. Frères ennemis.

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J'avais quinze ans et c'était la première fois. Oh pas celle que vous croyez, puisque j'accompagnais ma mère. Alors que les gens s'endormaient, lisaient ou regardaient leur écran plat, leur ordinateur et leur smartphone, moi je devais apprendre, comme mon frère avant moi, les gestes ancestraux et savoir si j'avais le don ou pas. Deux mondes se télescopaient.

Ma mère arrêta sa voiture devant un pavillon banal. On nous ouvrit et nous pénétrâmes dans une salle de séjour moderne, semblable à tant d'autres. Face à nous tremblait un couple enlacé, qui nous conduisit bien vite jusqu'au berceau d'un nourrisson.

Il dormait mais ma mère n'hésita pas. Elle demanda aux parents de prendre l'enfant, de le déshabiller entièrement. Je constatai avec beaucoup de tristesse qu'il n'y avait pas un centimètre carré de peau qui ne soit pas recouvert de boutons suintants. Voilà pourquoi nous étions là : pour soigner l'eczéma du petit.

— Sacha, laisse courir ta main de la tête aux pieds du petit, me conseilla ma mère.

J'obtempérai avec appréhension et j'eus soudain l'impression que la fraîcheur, qui jaillissait de mes doigts comme de la pluie, tombait et me submergeait avant de recouvrir le bébé. C'était la première fois que je ressentais ça, et je me demandai si ça ne se manifestait pas uniquement en présence d'une personne malade, comme si mon magnétisme la reconnaissait. Je sentis nettement le mal quitter le petit corps nu et se retirer en même temps que l'eau qui venait de me baigner.

— Si tu es guérisseur, Sacha, expliqua ma mère, l'eczéma paraîtra moins purulent dès demain. Il s'assèchera après-demain et aura vite disparu. Madame, Monsieur, si votre bébé a toujours de l'eczéma dans une semaine, rappelez-moi.

Moi, je savais déjà. Les parents rappelèrent effectivement, mais pour dire combien ils étaient contents. Leur enfant était guéri. J'étais donc rebouteux, comme l'on disait autrefois et aujourd'hui encore dans les campagnes. Rebouteux comme ma mère, mes tantes et ma grand-mère. Certains de mes cousins et mon frère aîné, Niallan.

Il n'y avait rien de fantastique là-dedans, croyez-moi. Nous possédions juste plus de magnétisme que le commun des mortels. Lorsque je parlai à ma mère des sensations qui m'avait traversé quand j'avais examiné le bébé, elle m'avoua posséder les mêmes. Elle et moi étions eau et pluie, nous la déversions pour apaiser foulures, articulations douloureuses, maladies de peau... Mon frère, lui, était un coupeur de feu. Il envoyait ses flammes en combattre d'autres, comme celles liées aux migraines ou aux chimiothérapies. Avec d'autres guérisseurs, il était invité dans les hôpitaux. La médecine, pure science et pure logique, acceptait et reconnaissait les bienfaits que nous apportions, même si elle ne s'en vantait pas. Des généralistes de la région n'hésitaient pas à donner le numéro de ma mère à certains de ses patients. Celui de ma grand-mère et celui de l'une de mes tantes circulaient à travers toute la Bretagne.

Rien de magique donc mais beaucoup d'hérédité dans ce magnétisme qui était plus fort chez nous que chez les autres gens. Ma grand-mère, Aspasia, commença un jour par soulager la cheville de son propre frère, qui venait de se la tordre. Elle voulait juste vérifier que ce n'était ni cassé ni même enflé. Ma grand-mère posa les mains sur la bosse déjà formée et son frère s'en trouva immédiatement soulagé, comme douché par une pluie miraculeuse et apaisante, dit-il.

Peu après, tout le village la consultait. Elle épousa Aymon Talvern, un ami d'enfance pour lequel elle avait toujours eu le béguin et en eut trois filles : Mealla, Rina et Liesa, la benjamine, ma mère. Dès que l'une des adolescentes atteignait quinze ans, l'âge auquel elle avait vu son propre don se manifester, Aspasia l'emmenait avec elle pour vérifier si elle avait du magnétisme ou pas. Les trois le possédaient.

Le jour et la pluie, roman édité, trois chapitres disponiblesWhere stories live. Discover now