La neige ne reviendra pas

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Huit mois. Je souffre depuis tout ce temps. 

J'ai de mauvaises nouvelles. Il se peut que je ne rentre jamais. Nous gagnons de plus en plus de batailles face aux nazis, ils deviennent plus féroces, plus violents, sans pitié. C'est la guerre, rien de plus, une guerre inutile qui nous oblige chaque jour à faire des sacrifices.

J'ai mal, horriblement mal.

Hier au combat, nous étions une petite division de 30 soldats. L'ennemi, caché dans la forêt, nous a surpris, ils étaient pourtant deux fois moins que nous. Je me suis pris deux balles, une à la cuisse qui m'empêche de marcher et une à l'épaule. Ils ont soigné ma jambe mais la balle reste coincée dans mon épaule et ne veux plus sortir. J'ai trop forcé au combat, je ne sais pas si je pourrais me relever. Les tours de vélo me paraissent désormais bien loin, je ne pourrais plus t'accompagner dans les rues de Krasnoyarsk, elles qui étaient toujours remplies de monde, je ne m'en sent déjà plus capable.

Je souffre.

La balle s'infecte un peu plus chaque jour, les médecins disent que je n'en ai plus pour très longtemps, un mois au minimum, trois au maximum. Dans tous les cas, je ne verrais pas notre enfant. Je ne pourrais pas toucher ses petites mains rosées, ses joues potelées, poser mes lèvres sur ton ventre et te serrer la main lors de ce jour si important. Tu souffriras sans doute plus que moi en mettant au monde ce fils, notre fils. Si ce jour arrive, ne pense pas à moi ou alors, souviens toi de nos premiers instants, nos premières rencontres, quand nous étions encore jeunes et innocents face à l'horreur de ce monde.

Je m'en veux.

Nous ne sommes pas des dieux pour décider du sort des autres. Je n'aurais jamais dû partir ce matin là. Tu aurais pu me retenir, pleurer dans mes bras avant que je ne franchisse le palier de notre maison, j'aurais alors fait exprès de me blesser, réparer le toit serait alors devenu mon salut et non un calvaire que je tente de repousser depuis l'achat. J'aurais alors obtenu des jours de repos, deux semaines si la blessure est assez grave. Nous aurions pris le premier vol, vers une destination inconnue. Personne ne m'aurait alors emmené. Je n'arrive pas à savoir ce que je fais ici.

Je suis perdu.

Je ne cesse de monter dans les rangs, je gagne souvent un grade mais plus rien ne semble me réjouir. Je deviens chaque jour un peu plus responsable d'hommes qui sont voués à mourir. Une fois la nuit tombée, lorsque je regarde le ciel, je ne sais si je compte les étoiles où mes camarades qui sont partis. Je ne sais si tu te souviens de Pyotr, mon ami paysan d'un village proche de la frontière. Il est mort. Je ne sais pas vraiment comment tout ceci a pu arriver, la seule chose dont je me souviens et de m'être fait recouvrir par son cadavre. Je courais, prêt à tuer ces chiens de nazis, je courais à en perdre la raison, à oublier le monde qui m'entourait, j'ai tué une dizaine d'hommes, tour à tour, j'aurais pu gagner à moi tout seul cette embuscade. Mais il s'est jeté devant moi, il m'a protégé de la balle qui m'était destinée.

Ce jour fut celui où je perdis mon humanité, ma raison de vivre.

A quoi bon ce sacrifice ? Je suis quand même blessé et mes jours sont comptés. Pourquoi a-t-il fait ça ? J'ai longtemps pleuré sa mort, il était si jeune, sa fiancée ne le saura que trop tard. Alors que l'attente et l'espoir la ronge chaque secondes, elle doit tellement espérer le revoir au coin de la rue, souriant, le corps un peu sal, les cheveux en pagaille, un œil au beurre noir mais le sourire aux lèvres et le baluchon sur l'épaule. Il se serait alors dirigé vers elle, l'aurait salué de la main puis aurait couru jusqu'à elle pour la serrer dans les bras. Il aurait dû courir pour elle, non pour moi. La culpabilité me ronge chaque jour.

Nous n'étions que des hommes parmi tant d'autres.

Après sa mort, je l'ai porté jusqu'au pied d'un arbre, là je l'ai assis contre le tronc, sa tête penchait légèrement sur le côté. Son fusil entre ses mains, on aurait dit qu'il venait de s'endormir après une victoire. Il semblait si paisible, seul, au milieu de la neige et du froid. Je m'attendais chaque seconde à ce que de la fumée sorte de sa bouche. Je ne sais combien de temps je suis resté à le regarder, j'aurais pu y passer l'éternité, ne jamais partir, prier chaque matin pour qu'il se réveille finalement d'un cauchemar dont il était le personnage principal. Je n'ai pas pu lui faire de sépulture, le froid ayant gelé le sol, je n'ai pas réussi à creuser plus de 10 centimètres.

Pourquoi nous ?

Cette semaine sera consacrée au repos. Nos troupes sont décimées, nous n'arrivons plus à trouver assez de nourriture, nous sommes perdus. Loin de toi; dur est le combat, mal font mes blessures, noir est la nuit. Chaque jour qui passe m'éloigne un peu plus de toi. Je n'arrive plus à me lever, les nuits me paraissent une éternité. Bientôt un an que je suis coincé sur les routes à obéir à des supérieurs qui ne sont maintenant plus que de vagues et lointains souvenirs.

Je ne sais si mon corps souffre plus que mon esprit, ce dont je suis sûr en revanche c'est que je ne passerais pas le printemps. Affaibli par l'hiver, le froid nous transperce les poumons, la nuit, l'humidité remonte le long de nos corps et s'installe entre les plus de nos couvertures. Nos pieds sont gelés, certains se font couper les orteils pour espérer ne pas perdre la jambe. Notre vie est tous les jours en danger.

Motiver les troupes, c'est ce que je demande chaque matin à mes camarades, mais nous sommes à court d'argument, que pouvons nous utiliser quand ces hommes ne désirent qu'une seule chose: partir.

Je ne sais plus quoi faire, je n'ai plus d'espoir, j'étais trop téméraire et voilà où nous en sommes. Chaque matin je me répète que tu m'attendras le soir dans mes rêves, notre enfant dans les bras, et chaque soir j'espère ne pas me réveiller le lendemain, capturant avec moi nos derniers instants ensemble.

La guerre, c'est marcher jusqu'à ce que nos pieds fassent plus mal que nos cœurs.

Andreïev.

24 novembre 1943

Les anges tombent plus vite que la neigeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant