Chapitre 33 - Aux petits oignons

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— Non, non non, articulé-je d'une voix pâteuse en reprenant Malyan. C'est au feeling. Faut suivre le mouvement. Le poing, c'est juste pour s'entraîner.

— Je trouve ça dégoûtant, me répond la selcyne en grimaçant. Quel intérêt y a-t-il à mélanger vos salives ? La langue est là pour la mastication, la déglutition et le langage, pas pour aller lécher celles des autres.

— C'est l'art du roulage de pelle Mal' ! ricane Mei, en équilibre précaire sur ses pieds. Tu comprendras quand tu essayeras !

Ni une, ni deux, voilà notre Malyan qui tourne les talons. Mon esprit ralenti par la boisson met du temps à comprendre ce qu'elle mijote. Je la fixe avec un sourire niais. Puis je la vois empoigner fermement Kiodo, le retourner, et plaquer ses lèvres sur les siennes. Oh, on est passé de la théorie à la pratique. Sa victime se fige, comme paralysée. C'est drôle, très drôle. Mei en est retombée sur sa chaise, des larmes de rire plein les yeux. Après quelques secondes, Malyan revient vers nous.

— Je réitère, c'est dégoûtant !

— Mais c'est parce que tu as pris le premier venu ! expliqué-je. Tu dois choisir une personne qui te plait.

— Comment je sais si quelqu'un me plait ?

— Non, mais faut tout leur apprendre ! s'exclame Mei.

— Si tu te sens attirée par la personne, c'est qu'elle te plait. Tu peux flasher sur son physique, sa beauté, mais aussi sur sa personnalité, sa façon d'être. Et après ça, tu penses tout le temps à elle. Tu me suis ?

— Où ça ?

— Hein ?

— Oublie, s'agace Malyan. C'est possible de n'être attiré par personne ? J'ai encore du mal avec le corps humain, je crois.

— Oui, c'est possible. Oh chiotte ! Sayan et Jofen sont en train de danser !

— Ils remuent anarchiquement leurs jolis petits derrières l'un contre l'autre, me corrige Mei. Je n'appellerai pas ça de la danse.

Je ris à nouveau. L'alcool a bien trop coulé. Je me sens d'humeur à retourner affronter mes agresseurs, à les cogner jusqu'à ce qu'ils me supplient d'arrêter. Le flaster m'a rendue plus rapide et plus forte, je vais les détruire. Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi mon corps s'est tétanisé pendant quelques secondes alors que j'aurai pu mettre ce trio infernal en déroute les doigts dans le nez ! Je suis certaine que je pourrais facilement mettre à terre cinq ou six mecs. Je donne quelques coups dans le vide pour me motiver. Quand soudain, un visage surgit devant moi. Je recule, surprise, et perds l'équilibre. Mais l'homme me retient avant que je tombe, m'évitant un gros moment de gêne. J'oublie de reprendre ma respiration en le reconnaissant, m'étouffe à moitié, puis tente de prononcer des mots cohérents.

— Maréchal ! mais, vous... d'accord, merci. Ça va ?

Raté. Le quadragénaire me regarde, surpris. Puis un maigre sourire se dessine sur sa peau hâlée. Je remarque que ses cheveux ont été fraîchement tondus à ras et qu'il est rasé de près. Il sent encore l'après-rasage, un produit désormais luxueux que seuls quelques chanceux peuvent se procurer. Je parcours rapidement des yeux la terrasse. Mei dort la bouche ouverte avec un filet de bave qui coule depuis la commissure de ses lèvres. Plus loin, Sayan et Jofen sont à deux doigts de nous offrir un spectacle indécent. Sam et Nema sont au service. Kiodo et Merylt regardent les danseurs avec des yeux vitreux, Aston et Malyan sont introuvables. Quant à Kalen, il se livre à une partie de fléchette où, malgré leur ivresse, les selcyns mettent une raclée aux terriens. On dirait une fête normale, une fête de terriens en mode fin de soirée. Seuls quelques soldats en poste semblent avoir remarqué la présence du Maréchal Silva.

— Docteur Ferrat, me dit-il. Lyna, je suis ravi de vous revoir. Qui imaginiez-vous combattre ainsi ?

La honte, le type le plus puissant de la planète vient de me voir me battre contre un ennemi imaginaire. J'hésite sur la réponse à tenir. Je ne peux quand même pas lui dire qu'il y a de sales pervers sur ce camp, ça ne serait pas très diplomatique.

— Y a de sales pervers sur ce camp.

Oups. Je vais arrêter d'ouvrir la bouche, ça vaudrait mieux. Le Maréchal fronce les sourcils en se grattant le menton. Kalen apparait comme par magie à mes côtés et me plaque contre lui. Ou plutôt m'écrabouille contre son torse.

— Kalen ! Quel plaisir de vous revoir. J'ai l'impression que vous n'êtes pas en état de me faire part de vos avancées, mais je me réjouis de constater que les terriens sont aux petits oignons avec vous. Ou du moins que la cohabitation se déroule... de façon courtoise.

— Allez dire ça aux trois monstres qui ont tenté de toucher à ma compagne, Maréchal, susurre Kalen d'une voix sifflante.

— Le problème a été réglé, intervient Duarte.

Il sort d'où, lui ? Je remarque des éclaboussures de sang sur sa chemise blanche. Relevant la tête, je l'observe passer une main nonchalante sur son crâne dénudé. Ce type fait peur. J'ai bien compris la manière dont le maire du campo règle les conflits, et ça fait froid dans le dos. J'avais oublié la violence des camps extérieurs. Et pourtant, j'ai vécu quatre ans à l'aéroport de Chongqing, et je sais pertinemment que mon statut de médecin m'a sauvé de bon nombre de situations déplaisantes. Ça et Mei.

— J'aurais voulu vous rencontrer plus tôt, reprend le Maréchal Silva aussi bien pour Kalen que pour Duarte. Mais j'ai eu des journées très chargées. Avec le président, nous avons des nouvelles de la plus haute...

Malyan dans sa petite robe fleurie vient se placer entre nous, face au Maréchal. Elle se penche vers lui, prend son visage en coupe pour l'observer sous toutes les coutures. Je vois du coin de l'œil les soldats en service se raidir, prêts à intervenir. Mais contre toute attente, la rebelle vient écraser sa bouche sur celle du Maréchal. Kalen rit doucement tandis que j'en reste coi. Elle n'a pas osé quand même ? Elle se détache enfin de sa proie. Le gradé a l'air totalement abasourdi. Malyan se retourne vers moi.

— Attraction purement physique, me dit-elle. Mais c'est vrai que c'est bien plus agréable ainsi.

— Il faut... demander l'accord de la personne, balbutié-je.

— Ah bon ? Il fallait me le dire ! Je peux recommencer ?

— Euh, non merci, marmonne Silva.

— Ça ne vous a pas plu ? s'inquiète Malyan. Moi, j'ai beaucoup aimé.

— Non, enfin si, mais, non, bredouille le gradé, de plus en plus écarlate. Malyan, moi aussi je suis très heureux de vous revoir, mais je suis en service et... vous savez on ne procède pas ainsi, nous les terriens, car... C'est trop brutal, et Rome ne s'est pas faite en un jour, vous voyez ?

— Pas vraiment, je ne comprends rien à ce que vous dites. Vous savez danser ?

Ah vrai dire, Malyan ne laisse pas le choix au Maréchal. Elle le tire jusqu'à l'emplacement faisant office de piste de danse. Sam est en plein fou rire derrière son comptoir. Je dois absolument réveiller Mei pour qu'elle voie ça, mais Kalen nous tourne vers Duarte.

— J'ai bien mémorisé le visage de chacun de ces trois abrutis, l'informe-t-il. Si jamais je les recroise, même de loin, je les éviscère.

Un long frisson me parcourt le dos, mais en même temps, je suis toute excitée que Kalen prenne ma défense de façon si... extrême.

— Je ne veux aucun souci avec les selcyns, répond calmement le maire. Aussi, je vous déconseille de chercher à les retrouver. Même si je doute qu'ils soient reconnaissables à l'heure qu'il est. Vous devriez emmener Lyna se reposer, et profitez-en pour embarquer vos deux amis avant que leur comportement choque mes plus jeunes concitoyens. Bonne nuit.

Nous tournons la tête vers Jofen et Sayan. Ces derniers ont décidé de se délester d'une partie de leurs vêtements, il est effectivement temps d'intervenir. Nous nous rassemblons pour repartir ensemble vers nos chambres. Kalen prend Mei dans ses bras, ce qui n'a pas l'air de perturber son sommeil, et Sam finit par nous suivre, non sans un dernier regard pour le Maréchal et Malyan en plein zouk, ou quelque chose qui s'en approche. 

Corps étrangers [TERMINÉ] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant