Chapitre 26 - Gueule de bois

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26 août 2289 - Campo Santa Maria - Papuda

Un mal de tête d'anthologie, voilà le fléau qui s'abat sur moi ce matin. Enfin, sur nous. J'entends Jofen gémir dans un coin en maudissant les alcools terriens tandis que Malyan se demande pourquoi on dit gueule de bois et pas gueule de fer, puisque d'après elle, on semble s'être pris un pylône en pleine face. Mei, très pragmatique, réclame d'une voix chevrotante du jus de tomates, notre meilleur remède aux soirées de l'enfer depuis notre rencontre à Chongqing. Je me redresse, tel un zombie, et regarde autour de moi. Je suis sur le matelas du bas d'une des trois structures de lits superposés. Kalen saute de celui du haut et atterrit gracieusement sur ses pieds, une tablette à la main. Il la dépose immédiatement sur la console et vient se pencher au-dessus de moi. Sa main chaude vient caresser ma joue avec délicatesse.

— Bien dormi, Chaton ?

— De l'eau, grogné-je en laissant aller mon visage dans sa large paume.

Son rire mélodieux me remue les tripes, encore plus que la nausée post Caïpirinha. Je lui souris, mais je devine à son regard amusé que je porte encore les stigmates de mes excès.

— C'était traître, bafouille Mei en se dirigeant vers une chaise. Sucré, citronné, frais. Je suis sûre que le maire l'a chargé volontairement pour nous ramollir la cervelle.

— Je ne boirais plus jamais une seule goutte d'alcool, soupire Jofen.

— On dit tous ça, lui assure Mei. Jusqu'à la soirée suivante...

Le regard vitreux de mon ami selcyn me fait sourire, mais pas longtemps. J'ai vraiment besoin d'un remontant. Un bruit de porte me fait sursauter. Redressant la tête, je vois qu'il s'agit de Sam qui revient avec une bouteille remplie d'un liquide couleur urine diluée (c'est tout ce que ça m'inspire).

— Notre sauveuse ! s'écrie Mei. Qu'est-ce que tu nous rapportes ? C'est pas de la tomate.

— Non, en effet, confirme la jeune lieutenante. C'est du jus de caju. Apparemment, c'est très efficace pour... votre état pitoyable.

Ma meilleure amie émet un grognement réprobateur, mais accueille avec soulagement le verre rempli de potion magique que lui tend Sam. Je fais de même et me délecte du goût, ni trop sucré, ni trop acide. Je n'ai aucune idée de ce qu'est un caju, mais c'est mieux que la tomate. Sayan, pourtant parfaitement sobre, goûte à cet élixir avec une curiosité scientifique.

— Ce breuvage a un prix, nous annonce Sam. Monsieur Duarte, le maire de ce lieu, veut nous rencontrer dans une heure.

Cette annonce est accueillie par un murmure plaintif de Jofen. Je me resserre puis entreprends un périple jusqu'à la salle d'eau. Alors que je vais rabattre la planche faisant office de porte, Kalen arrête mon geste. Son regard me demande silencieusement s'il peut m'accompagner. J'acquiesce avec un sourire malicieux. Compte tenu de mon état et du manque d'intimité, il n'est pas question de laisser le désir nous submerger. Mais la présence de mon compagnon, le contact de sa main qui me savonne et son regard sur mon corps me font bien plus d'effet que tous les jus de fruits au monde. Laissant aller ma chevelure dorée en arrière sous l'eau à peine tiède, je ferme les yeux et savoure ce moment. Le souvenir de ma fin de soirée refait surface. Je raconte tout en détail à Kalen. Les regards méfiants, hostiles. L'atmosphère étouffante remplie de non-dit. La peur face à tous ces gens haineux. Et son arrivée chevaleresque. Mon cœur rate un battement en y repensant. Je ne me rappelle plus exactement de ce que je lui ai dit, mais je sais que la boisson m'a aidée à lui avouer l'ampleur de mon amour. À me l'avouer à moi-même.

Kalen m'écoute calmement, ne m'interrompant que pour déposer sur mes lèvres de petits baisers. Quand il en a fini avec moi, je lui rends la politesse et nous finissons dans les bras l'un de l'autre. C'est la température déclinante de l'eau qui nous fait sortir. Je me sens bien mieux et quand j'enfile une jolie culotte satinée. Je bénis Mei et son carton de lingerie, mais je jure de ne jamais lui avouer. Sam nous montre où trouver des vêtements propres, et nous nous habillons sans vraiment tenter de nous camoufler. Avec tout ce que nous avons vécu ensemble, la notion de pudeur entre nous a clairement été redéfinie au grand désarroi de Malyan. J'enfile un legging bleu effet jean et un tee-shirt noir décoré du logo des Nations Unies, une terre ailée, pendant que Kalen tire sur son haut rouge bien trop petit pour sa carrure athlétique.

Les douches de Mei, puis de Jofen sont écourtées, car il semblerait que Kalen et moi ayons vidé le ballon d'eau chaude. L'eau froide a le mérite de faire dessaouler n'importe qui, mais mes amis n'ont pas l'air reconnaissants du coup de pouce involontaire que je leur ai offert. J'ai hâte de savoir ce que les opérations de communication de Malyan, Sayan et Kalen ont donné, hier. Mais visiblement, ce récit devra attendre notre entrevue avec le maire. Nous prenons notre déjeuner (il est midi passé) en échangeant des banalités et quelques plaisanteries qui ne parviennent pas à nous détendre complètement.

Avec nos têtes de déterrés, nous ressemblons plus que jamais à des prisonniers. Nous suivons une femme entre deux âges pourvue d'une chevelure incroyablement longue dont quelques fils argentés tranchent avec le noir profond. L'idée de traverser le complexe de Papuda après l'humiliation de la veille ne me réjouit pas. Fort heureusement, nous arpentons les couloirs à la peinture écaillée sans rencontrer beaucoup de monde, et ceux qui croisent notre route se détournent sans plus de cérémonie. À l'extérieur, l'ambiance est encore différente. Les habitants vaquent à leurs occupations en nous jetant des œillades à la dérobée. C'est peut-être à cause de ma fatigue, mais l'atmosphère semble moins pesante. J'aperçois même une petite fille à la peau hâlée et aux cheveux cuivrés agiter frénétiquement la main à mon attention. Je lui rends timidement son salut, mais m'interromps quand un couple, probablement ses parents, avance jusqu'à elle. L'homme soutient sa partenaire, car cette dernière boite terriblement. À ma plus grande surprise, ils m'adressent un faible sourire avant d'entraîner la petite plus loin. J'observe la femme à la peau ébène et son compagnon, aussi blond qu'elle est brune, s'éloigner. Se pourrait-il que certains Brasiliens soient prêts à nous accepter ? Je n'ai pas le temps de creuser la question, notre guide nous fait entrer dans le plus petit bâtiment du camp, à l'écart des immeubles.

De plain-pied et possédant de longues baies vitrées, il n'était de toute évidence pas destiné aux détenus. Après une entrée plutôt sobre, nous pénétrons dans un grand salon hideux, mais plutôt luxueux si on le compare au reste des installations. Le sol en carrelage sombre est partiellement recouvert de tapis que je devine poussiéreux. La peinture vert pomme qui recouvre les murs est en bon état, et des tableaux d'art abstrait côtoient des tapisseries vieillottes dans un ensemble totalement désaccordé. Un buste en bronze représentant un homme que je ne reconnais pas nous toise comme pour nous signifier qu'il nous juge indignes d'être ici. Trois grands canapés arrondis entourent une table basse en verre équipé d'un écran holographique intégré, et dans le fond, une longue et large table en bois complète l'ameublement. Dix soldats entrent alors par une seconde entrée pour se positionner en ligne entre la partie salon et la partie salle à manger. Ils précèdent un homme en chemise blanche et pantalon noir. C'est sans l'ombre d'un doute le maire de ce camp, Enrico Duarte. Je l'observe avec attention. Son début de calvitie doit lui donner l'air plus âgé qu'il ne l'est vraiment, car son visage rond ne souffre d'aucune ride, si ce n'est un fin pli entre ses deux sourcils broussailleux. Son embonpoint lui donne une apparence de bon vivant, mais il lui manque le sourire de circonstance. Il s'avachit dans un des sofas et nous analyse d'un air calme. Je ne décèle pas d'hostilité dans son regard, mais une profonde réflexion. Nous sommes un problème pour lequel il n'a pas encore trouvé de réponse. Un flash me revient en tête. Cet homme était là hier soir, c'est lui qui accompagnait Kalen quand nous nous sommes retrouvés. Le maire du campo Santa Maria a assisté à notre humiliation et y a mis fin. Cette pensée me donne du courage et je m'autorise à respirer plus librement. La main de Kalen enveloppe la mienne lorsque monsieur Duarte nous invite à prendre place sur les canapés.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now