l'amour partout

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Le soleil abrutissant de cet août aux teintes brûlées, ces journées passées à même le sol, sur des chaises en plastique, accoudée au balcon à parler aux chats, celui du bas qui m'appelait tous les jours et celui de chez nous qui, silencieux, montrait plus difficilement son amour pourtant bien là. Ces soirées sans électricité, les rires et les bougies allumées, et les matelas entassés au plus proche du climatiseur tandis que le mien restait dans la pièce la plus chaude, profitant et même louant cette chaleur associant la mer et le désert, assez forte pour traverser les montagnes. Ces matinées assise dans la cuisine, écoutant des millards d'histoires dont je ne comprenais que l'essentiel, lisant les nouvelles du jour ; assez tôt pour avoir les yeux encore gonflés de sommeil mais trop tard pour se permettre de dormir encore, un verre d'eau et l'odeur des poivrons sur le feu, du pain tout juste cuit, le bruit du ventilateur allumé et des paroles divines à la radio qui scande assez fort pour atteindre chaque recoin même le plus caché de la maison. Cette sorte de bonheur que j'avais l'impression de voir de loin finalement se voulait si proche, le bonheur de ce monde qui ne s'arrête de tourner qu'à travers les cycles solaires, le bonheur d'être suffisamment là pour le voir, suffisamment présente, véritablement vivante.

Au plus haut de la montagne, près des moutons et d'une herbe pure de toute interaction, le ciel prenant les couleurs que l'on se fait de l'amour, non pas l'amour difficile à porter mais celui le plus doux, le léger vent froid frappant les tempes, cette réalisation m'a eu une nouvelle fois mais certainement pas aussi violemment qu'elle m'est apparue lorsque je me suis retrouvée devant les ruines romaines que je ne cesse de ressasser, et devant celle agressive que j'aime tant, la mer, ses vagues qui ne m'appelaient plus mais se contentaient de me saluer, cet azur foncé qui ne m'enjoignait plus de le rejoindre mais chantait seulement, d'une voix calme et claire, l'écume s'écrasant contre le sable brûlant et les rochers noircis d'algues et de sel. Une réalisation douloureuse, de quoi changer tout un être, face à la montagne noire au loin et au chant de toutes les cigales alignées ; m'accueillant de la même manière que toute cette nature, la réalisation de voir et comprendre que rien ne partira jamais tant que je ne le choisis pas et que l'amour à l'intérieur de moi se doit de grandir encore, ne peut continuer de fuir, de se cacher, doit s'accepter en lui-même et pour les autres, pour ceux qui n'ont jamais arrêté de le faire. Cette profondeur que j'ai souvent détestée, au moins ignorée, se doit d'être alimentée encore, à la mesure ou non de ce que l'on m'offre parce que le monde, lui, offre sans limite, et Celui qui l'a créé ne se montrera jamais avare. Aimer pour l'Autre ou aimer pour moi, aimer jusqu'à la dernière parcelle et aimer en tant qu'acceptation de ce qui nous fait humanité.

Les baskets enfoncées dans le sable et les jambes griffées d'une chute, assise sur une pierre tandis que des personnes chantaient et riaient autour de moi, je me souviens de cette lourde vague de tristesse qui n'avait pourtant rien à faire face à un endroit si grand, et pourtant ; quel intérêt de vivre et observer de si belles choses, des paysages équivalents à la vision que je me suis toujours faite de l'après, si mon amour n'est pas là et ne reviendra peut-être jamais ? Quel intérêt de rire et sourire si cet amour ne peut être exprimé et se veut forcé d'être réprimé parce qu'il n'en supporte pas ses manifestations ? Quel intérêt même de vivre si les bienfaits de ce monde ne nous atteindront plus à deux, mais séparément, jusqu'à ce que l'un oublie l'autre et que l'amour finisse complètement noyé par ces vagues ?

L'amour en réalité se suffit à lui-même et surtout ne suffira jamais à l'étendue du monde en son entièreté ; l'amour ne se nourrit pas, vit simplement à l'intérieur de soi et se propage lorsqu'on le lui autorise. L'amour se constate au travers de tous les éléments, du soleil même, de tout ce qui nous permet d'être là et de pouvoir respirer, ressentir, créer, transmettre, et l'amour ne se limite pas à l'un ou l'autre corps. Il s'agit d'un tout et il s'agit d'un tout à accepter, il faut accepter de se laisser faire par cette puissance parce qu'elle, inévitablement, griffera, blessera, mais des plaies que l'on recoudra encore et encore, à l'aide ou non d'un autre, parce que l'amour n'a pas besoin d'un autre pour être. La puissance servira à l'art ou même simplement à sa propre continuité mais la puissance restera, maintenant et toujours.

Il était tard, la nuit tout juste tombée, le corps immergé dans la mer qui elle-même reflétait les quelques lampadaires, tous les rires autour de moi, tout l'amour bien ancré dans les cœurs de chacun sans qu'il ne s'agisse d'une question ou d'une quelconque réflexion, il était et a toujours été là, inné. Sortie de l'eau, temps de rentrer, les pieds dans le sable moins chaud et le regard ulcéré de toute la lumière de ce jour, un groupe d'hommes formant de petits rangs, éclairés par un lampadaire et à même le sable, les mouvements accordés par une même voix et ce même amour, autrement, pas tellement inné mais tout aussi puissant, sûrement même plus grand, et ce moi si petit face à la lumière qui provenait de ce groupe.

Je l'avais oublié, ou plutôt, je n'y avais même pas pensé jusqu'alors. La solitude qui me culminait à ce moment-là me rongeait toute force de vie alors que le bonheur et l'amour, les deux conjugués, étaient bien là, et ne se quittaient pas. Assise sur cette chaise en métal à regarder les avions passer avec cet Autre, assise sur la haute roche au milieu de la mer et des poissons à chanter des chansons, devant ma fenêtre à observer les étoiles que l'on voit bien, proches des montagnes de l'est, l'été s'est terminé et j'ai fini par comprendre ce que je n'avais vu que partiellement, ou plutôt ce que j'ai refusé de voir durant tout ce temps : cet amour n'est jamais parti, parce que l'amour ne s'en va pas lorsqu'il est certain. Une nouvelle fois, la Lune de nouveau pleine à la réunion de ses deux moitiés, j'ai choisi d'accepter, d'accepter cette nature inhérente qui inévitablement fait mal mais que je n'éviterais plus : c'est cette puissance qui me rend plus moi, et toute la tristesse causée et ressentie plus tôt ne suffira jamais à l'écarter.

À travers la mer ou les montagnes, l'intense pluie ou le menaçant soleil, à travers la nature et ses changements, à travers sa main serrant la mienne, à travers ces bras de fer ratés ou cette assiette d'un plat préféré, à travers ces trajets de voiture silencieux, à travers ces rires interminables même en pleine nuit, à travers ces récits même somnolants, à travers cette culpabilité de ne pas suffire, à travers cette solitude volontaire, à travers les photos envoyées, à travers les textes partagés, à travers les lettres relues à l'ivresse, à travers tous les souvenirs, les leçons de morale, les conseils, les reproches, les journées passées à ne rien faire, celles passées à grimper sur les rochers, celles passées à visiter, les critiques, les discussions qui ne mènent à rien, les répliques absurdes, les rêves contés, ceux de nuit et ceux d'une vie, les nuages qui deviennent dorés, les courses sous la pluie, les vêtements collés de chaleur, les nuits sans dormir et celles à dormir trop, son regard qui s'illumine quand il le veut, quand il le faut aussi, sa grandeur qu'il ne voit pas, ma reconnaissance qu'il ne verra jamais, les derniers mots avant l'avion, les mots qu'il ne comprends pas, l'amour exprimé partout, n'importe comment.

2023

jus de grenadeWhere stories live. Discover now