Chapitre 26 - Prendre le large

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Alors que je suis encore sous la douche, Kalen débarque dans ma chambre. Je m'habille et me coiffe rapidement pour le rejoindre. Il se tient debout, rasé de près, avec sa chevelure noire qui lui tombe dans le cou. Il porte un pantalon gris, un peu serré selon moi bien que je ne m'en plaigne pas, et un tee-shirt à manches longues assorti à ses cheveux. Il se tient debout, face à moi, les mains dans le dos et le visage encore plus fermé que d'habitude.

— Salut K, lancé-je intriguée. Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu as l'air étrange...

— Joyeux anniversaire, Chaton, déclare-t-il avec un calme saisissant en me tendant une tablette de chocolat. Je l'ai trouvé lors d'une mission. Je me suis dit que tu serais contente.

— Du chocolat ! Évidemment que je suis contente. Mais ce n'est pas mon anniversaire. Tu sais bien que je suis du dix-huit avril.

— C'est l'anniversaire de ton arrivée à Tavira. Tu es à mes côtés, enfin à nos côtés depuis trois mois.

— Oh...

— J'ai une surprise pour toi, continue Kalen d'une voix traînante.

— Un repas cuisiné par tes soins ? demandé-je d'un ton moqueur.

— Non, bien mieux que ça. On quitte la base.

J'écarquille les yeux de surprise. Ça fait des semaines que je lui demande d'aller à la plage. J'ai tellement envie de voir la mer ! Je lui saute au cou. Il m'enlace immédiatement. Voilà autre chose qui a évolué depuis mon arrivée. Nos contacts physiques sont de plus en plus nombreux, sans jamais dépasser le cap du geste amical. Kalen était au début assez mal à l'aise avec mes marques d'affection, mais à présent, non seulement il s'y est fait, mais en plus il me les rend. Sur la base, il n'y a qu'avec lui que j'arrive à me lâcher comme ça. Et je pense qu'il n'y a qu'avec moi qu'il a ce genre de pratiques. J'aime cette petite exclusivité, et j'aime (beaucoup trop) quand il me serre contre lui. Mais aujourd'hui, son corps est tendu.

— Nous avons une heure de trajet en œuf biplace, me souffle-t-il à l'oreille.

— Une heure ? m'étonné-je. Mais où m'emmènes-tu ?

— Tu verras. Tu te sens prête à me suivre ?

J'acquiesce, toute excitée bien que légèrement inquiète par son comportement distant. Dans le couloir, nous croisons Terk en tenue de boxe, qui m'adresse un signe de la main.

— Bonne journée, Lily !

— Lily ? reprend Kalen en fronçant les sourcils.

— Oui, je lui ai expliqué que c'est ainsi que mes amis m'appellent, et depuis la soirée poker, il utilise aussi ce surnom, tout comme Jafro et Sayan.

— Tu les considères comme des... amis ? s'étonne Kalen.

— Eh bien, disons que ce sont des individus avec lesquels j'entretiens d'agréables interactions sociales, réponds-je, moqueuse.

— Lily..., répète pensivement Kalen sans réagir à mon sarcasme.

L'entendre prononcer mon surnom provoque une envolée de papillons dans mon ventre. Je me sens idiote. Ce type me fait de l'effet, et je déteste adorer ça ! Nous montons sur le toit de la base ou la chaleur caniculaire de juillet me fait transpirer à grosses gouttes. Un des suppos dorés est effectivement à peine plus grand que les autres. À l'aide d'un discret écran tactile, Kalen l'ouvre. L'intérieur est minuscule, j'ai l'impression de monter dans un bobsleigh, d'après ce que j'ai pu en voir lors des retranscriptions de jeux internationaux. K enfile des lunettes étranges, avec écran intégré, me dit-il, et s'installe à l'arrière. Il m'invite à prendre place entre ses jambes, je ne me fais pas prier. L'œuf se referme et des commandes s'abaissent de chaque côté. Kalen positionne ses bras dans les supports prévus à cet effet, et nous décollons. Je pousse un petit cri de joie : la sensation est grisante. Nous volons à une vitesse folle, et pourtant, je ne ressens pas d'effets indésirables. Je me sens bien, je me sens libre. Je m'appuie sur le torse chaud de mon pilote en repensant à la soirée poker et à ses muscles saillants. Du calme, Lily !

Amsterdam, la ville flottante, ou du moins ce qu'il en reste. Je n'arrive pas à y croire : Kalen m'a amené chez moi, ou plutôt, ce qui fut chez moi. Je ne m'y attendais vraiment pas, et l'émotion m'a empêché d'articuler le moindre mot pendant cinq bonnes minutes. Kalen a patienté à mes côtés, silencieux et observateur. Comment le remercier pour ce cadeau qui me va droit au cœur ? J'ai laissé quelques larmes ruisseler sur mes joues avant de déposer un baiser sur sa joue. Je l'ai senti frémir sous mes lèvres, et ça ne m'a pas laissée indifférente.

Sans surprise, les rues sont désertes. La ville rebâtie sur des plateformes après la montée des eaux n'a de ce fait que peu subi les assauts sauvages de dame Nature. En résulte l'étrange impression que les habitants pourraient revenir d'un jour à l'autre. En revanche, les maisons jadis colorées sont à présent parées de tons ternes et déprimants. Je m'éloigne prudemment de l'œuf pour passer un pont métallique qui m'est familier.

Mes souvenirs sont confus, j'ai essayé de guider Kalen au mieux, mais maintenant que je suis au sol, je ne suis plus certaine d'être dans le bon quartier : ils se ressemblent tous. Pourtant, je crois reconnaître ce parc, juste après le pont. Oh, et là, à une centaine de mètres, c'est la maison de Wolfang, mon amoureux du primaire. Je souris en me rappelant notre premier bisou à la récréation. Ici, j'ai joué ma poupée sirène lors d'une partie de billes, et je l'ai perdue. Je grimace : ce jour-là, j'ai beaucoup pleuré. À cet angle de rue, il y avait la boulangerie où maman s'arrêtait après l'école. Quand j'obtenais des bonnes notes, elle m'achetait un croissant pour me féliciter. Un miracle que je ne sois pas devenue obèse. Je constate avec amertume que la boulangerie a été remplacée avant le Grand Chaos par une boutique de réalité virtuelle.

Et enfin, j'y suis. Ma maison, juste devant moi. Une modeste habitation de pêcheur, petite et de plain-pied, possédant un toit plat végétalisé. La peinture rouge s'est bien abîmée, érodée par l'air marin. Mes jambes refusent de faire un pas de plus. Je réalise seulement maintenant que des larmes inondent à nouveau mes joues. Je sens la main tremblante de Kalen saisir la mienne. Je m'y raccroche comme à une bouée de sauvetage, prise dans un tourbillon d'émotions.

— Lyna...

Je détourne mon regardde la maison qui fut mienne pour plonger dans les iris noisette de Kalen. J'aienvie de lui dire à quel point je suis touchée par son geste. Mais j'ai lagorge trop serrée. Lui aussi semble ému, ses yeux s'humidifient légèrement. Etpour la première fois, c'est lui qui amorce notre étreinte. Il passe une maindans le creux de mon dos, l'autre sur ma nuque et il me colle à lui. Que c'estbon ! Il n'y a pourtant rien de spécial dans ce simple contact, mais il me faitplus d'effet qu'une séance de flaster. Je m'enivre de son odeur bien àlui, de sa chaleur réconfortante, puis passe mes bras autour de sa tête et leserre aussi fort que je peux sans avoir l'air de vouloir l'étouffer. Et je craque.Mes larmes se transforment en hoquets incontrôlables. Tout mon corps est agitéde sursauts, des gémissements plaintifs m'échappent. Kalen me caresse doucementles cheveux en répétant mon prénom, me maintenant debout par la force de sonbras autour de ma taille. Oh, Kalen, Kalen, s'il te plait, ne me lâche pas.Il semble entendre mes pensées, car nous restons quelques instants ainsi. Etmalgré mes pleurs, malgré ma mélancolie, je me sens bien.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now