Chapitre 26 - Prendre le large

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18 juillet 2289 - base de Tavira

Aujourd'hui, ça fait trois mois que je suis à Tavira à vivre au milieu des selcyns. Houlm, qui est sorti de sa geôle, m'ignore royalement, et ça me convient parfaitement. Quand je vois sa face de rat, je me rappelle que mon objectif reste la fuite. Sayan a beau faire durer le plaisir, les couveuses sont quasiment réparées. Et je n'ai pas changé d'avis sur ce point : moi vivante, je refuse de participer à leur projet bébés hybrides. Je dois trouver un moyen de leur fausser compagnie, et assez rapidement. Mon intégration endort certainement quelque peu la vigilance de mes hôtes, cependant, je n'oublie pas les caméras. Même si je ne les vois pas, je sais qu'elles sont là. J'ai donc opté pour une méthode frontale en demandant directement à Sayan de récupérer une des batteries de la colonne réfrigérante, puisqu'il en a reçu de nouvelles. La nonchalance des selcyns est tout de même bien pratique : il a accepté sans même me poser de questions. Depuis dix jours, je la garde précieusement dans ma chambre en attendant de regagner le bunker et son émetteur-récepteur.

Mais voilà : j'ai beau être révoltée par cette histoire de nouvelle génération, avoir soif de liberté... un doute s'est insinué dans mon esprit. Le fautif n'est autre que Kalen. Nous n'avons jamais rejoué au strip-poker, et j'ai par ailleurs pris soin d'esquiver toute conversation y faisant référence. Mais le souvenir de son corps parfait hante mes nuits. Le corps de l'humain dans lequel Kalen a glissé, me reprends-je. Je crois que ce qui me fait le plus mal, c'est de constater à quel point cette soirée n'a absolument rien changé pour lui. C'est comme si elle n'avait jamais eu lieu, comme s'il ne s'était jamais retrouvé à moitié à poil devant moi. Alors que moi... j'en tremble rien que d'y repenser. Grrrr, je le déteste, lui et son masque d'indifférence !

Je dois garder en tête que je ne suis rien de plus qu'un animal de compagnie pour lui, mon physique le répugne, même s'il m'a dit me trouver belle. Le chat de ma voisine à Amsterdam était beau, un bon gros matou bien fourni niveau pelage, vraiment un superbe félin. C'est ce que je suis : une bête de concours. Ce constat provoque en moi une tristesse profonde que je n'arrive pas à ignorer. C'est pourtant la vérité : je ne suis qu'une terrienne bien loin des critères de beauté de Selcyon. À quel point ? Je n'en sais rien, je n'ai aucune idée de l'apparence originelle de Kalen et des siens. D'un côté, je suis curieuse, mais de l'autre, je suis terrifiée à l'idée de le découvrir un jour.

Il ne me désire pas, certes, mais sa présence est devenue une drogue. J'ai besoin de lui, de le voir, de lui prendre la main. J'ai l'impression que je peux tout lui dire (sauf mon plan d'évasion et mes rêves érotiques dont il est le héros) sans ressentir de gêne. Il est curieux, m'interroge sans jamais tomber dans le jugement. Je l'ai encouragé à travailler sur son talent de dessinateur. Je crois que ça lui plaît. Je lui enseigne la cuisine humaine. Il y prend goût. Une confiance s'est installée entre nous. Il m'a même révélé quelques secrets concernant le gjustre, ces biscuits nutritifs. J'ai pris note dans un coin de ma tête, mais n'ai pas jugé nécessaire de retranscrire ses informations sur ma tablette. Kalen évoque de plus en plus souvent Selcyon, toujours avec beaucoup de pudeur. Il n'a pas fait le deuil de sa planète. Je le plains, sincèrement. J'ai bien peur qu'il ne se sente jamais chez lui sur Terre. Bref, notre relation est étrange, et je ne me sens pas prête à faire une croix dessus.

C'est pourquoi j'ai tout de suite remarqué quand il a commencé à prendre ses distances. Je lui ai laissé quelques jours pour m'expliquer, mais voyant que ça ne venait pas, j'ai commencé à lui tirer les vers du nez. Il a fini par m'avouer avoir parlé de notre relation au Grand Consul. Il a évoqué avec lui la possibilité de créer des liens, de cesser les conflits pour mettre en place des échanges de bons procédés. Il n'a pas été très bavard, j'ai seulement compris que son chef n'était pas vraiment convaincu, et que ça le peinait. Je n'ai pas insisté. Cette réponse de la part de son Consul m'attriste également, mais ne me surprend pas. Pourrait-il changer d'avis ? Je ne sais plus du tout quoi penser. Si seulement Mei était avec moi, elle serait probablement de bon conseil.

Corps étrangers [TERMINÉ] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant