Chapitre 23 - La bagatelle

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— Je la fais pour avancer sur notre projet commun : celui de prouver que selcyns et terriens peuvent cohabiter et s'apprécier.

— Je t'apprécie, K. Mais je vais encore essayer de m'enfuir.

— Je t'ai demandé d'arrêter de parler, me reprend une nouvelle fois Kalen, sans pour autant avoir l'air agacé. Mon but est que tu n'en es plus envie, que tu te sentes bien en ma compagnie. Je te rappelle qu'initialement, c'est ton idée. Et pourtant, tu me compliques la tâche.

— Mon idée, ou plutôt mon espoir, c'est que les humains et...

— Les terriens, me reprend K.

— OK... que les terriens et les selcyns puissent trouver un accord pour vivre ensemble. Me séquestrer me paraît être un mauvais point de départ.

— Je vais bien m'occuper de toi, Lyna.

— Tu ne pourras pas subvenir à tous mes besoins.

— À quels besoins fais-tu référence ?

— Mon besoin de liberté...

— Personne n'est libre, soupire Kalen. Ni les terriens ni les selcyns. Ce n'est qu'une illusion. Quoi d'autre ?

— Le sexe, tenté-je, par pure provocation.

— Ne bouge plus, me rétorque Kalen après deux secondes d'immobilité. Les ondes parcourent ton visage. Et ferme tes yeux.

J'obéis en me demandant s'il dit vrai ou s'il s'agit juste d'une diversion. Sa courte hésitation ne m'a pas échappé. Je devrais lui dire que je plaisante, mais je n'ose pas remuer un cil tant qu'il ne m'a pas confirmé que je pouvais le faire. Je ne veux pas prendre le risque que ce miracle technologique me grille le cerveau. Je suis hyper mal à l'aise. Pourquoi j'ai parlé de sexe avec Kalen. Je préfère encore revenir sur l'utilité des suppositoires... Il reprend la parole, et je perçois dans sa voix, un peu plus douce que d'habitude, un sentiment que je ne parviens pas à définir.

— Les selcyns ont renoncé à l'acte reproductif depuis quatre générations. C'était apparemment plus une corvée qu'autre chose. Et ce type d'interaction favorisait les épidémies et le risque de mésententes. Nous n'enfantons qu'in vitro, par le biais d'insémination. Le scan est terminé, tu peux te rhabiller.

— Je trouve ça très triste, dis-je en m'exécutant.

— Je ne suis pas très calé en sexe, mais je suis certain que tu pourras t'en passer.

— Pour les humains, faire l'amour est loin d'être une corvée ! Si c'est bien fait, évidemment.

— Je me renseignerai sur la question.

— Tu n'auras pas tes réponses sur des moteurs de recherche ! lancé-je en retenant mon sourire. Il n'y a que l'expérience qui fonctionne dans ce cas-là !

— Est-ce que tu me proposes de te faire un enfant... in vivo ? me demande Kalen, vaguement inquiet.

Après quelques secondes de stupeur, j'éclate de rire. Ce type a vraiment peur que je lui saute dessus ? Kalen est à la fois si instruit et si... candide. Je passe ma brassière et me relève pour faire face à sa mine vexée. Je pouffe à nouveau.

— Qu'est-ce qui te fait rire ? m'interroge K en fronçant les sourcils.

— Toi ! Je ne te propose pas de coucher avec moi. Déjà, sache que nous ne pratiquons pas le sexe uniquement pour nous reproduire. Ma fertilité est actuellement bloquée par une injection contraceptive que je dois renouveler d'ici un an.

— Mais alors pourquoi ? s'étonne K avec une moue dégoutée. C'est un acte si sale ! Un contact très intime et prolongé ! Une intrusion dans ton propre organisme d'un corps étranger !

— Ce n'est pas sale ! articulé-je entre deux hoquets de rire. Tu sais, ça peut être vraiment très plaisant. Quand on aime une personne, on a envie d'être proche d'elle, de tout partager, de lui faire du bien. On a parfois même pas besoin d'éprouver de réels sentiments pour ça.

— Combien as-tu eu de partenaires sexuels ? me demande-t-il après un court silence.

— Les terriens ne posent pas ce genre de questions, Kalen.

— Ça tombe bien, je n'en suis pas un.

— Un point pour toi.

— Saïd, Gatien, commence-t-il.

— Oui, confirmé-je en perdant mon sourire.

— D'autres ?

— Oui.

— Tu es un cœur d'artichaut, alors.

— Saïd est le seul homme que j'ai vraiment aimé. Probablement pas assez, puisque notre couple a volé en éclat à la première divergence d'opinions, mais j'étais très attachée à lui.

— Alors, pourquoi avoir pratiqué le sexe avec les autres ?

— Je te l'ai dit : parce que ça peut être agréable quand c'est bien fait.

Kalen a l'air dubitatif et vaguement écœuré. Il reprend en replaçant mon attelle :

— Tu es triste quand tu penses à Saïd ?

— Oui, bien sûr. Il me manque. J'ai de bons souvenirs avec lui. Il m'a beaucoup apporté. C'est... c'était quelqu'un de bien, avec des valeurs et le sens du devoir. Il était aussi mon ami.

— Je suis désolé, Lyna. Je crois que j'ai sous-estimé l'importance des liens sociaux que les humains entretiennent les uns avec les autres.

— Hummm.

— Dis-moi, c'est comment d'être amoureux ?

Mon cœur se serre. Je préfère parler de sexe que de sentiment. J'ai toujours pensé que révéler son corps était moins intime que révéler son âme.

— Je... j'aimerai retourner dans ma chambre.

— Te voir triste me déplaît, répond Kalen en effleurant ma main que je retire immédiatement.

J'ai besoin d'être seule, je ne veux pas qu'il me voie m'écrouler sous le poids des souvenirs. Je commence à me mettre debout, mais il me reprend dans ses bras et me porte jusqu'à ma chambre sans que nous n'échangions plus aucune parole. Je me surprends à réfléchir à la question de Kalen. Comment définir l'amour ? Est-il seulement capable, lui, de ressentir cette émotion ? Je le laisse m'installer sur mon matelas et chercher un livre pour m'occuper.

— Qu'as-tu fait de la tablette que je t'avais donnée ?

— Je l'ai égarée dans ma fuite, mens-je.

— Ce n'est pas grave, c'était un vieux modèle dépourvu d'hologramme et de traceur. Je vais t'en fournir une nouvelle qui en sera équipée. Je repasserai te voir en fin d'après-midi.

Effectivement, Kalen est revenu me voir quelques heures plus tard avec une soupe de courges butternuts, une poire et une nouvelle tablette (avec candy crush 4D). J'ai remarqué qu'il s'était rasé. Il m'a regardée manger en silence. Envahie par la mélancolie, je n'ai rien trouvé à lui dire non plus. Peu après son départ, j'ai sombré dans un sommeil peuplé de rêves étranges. J'y vois Saïd embarquer dans un suppo doré, Gatien lui dire au revoir en agitant un mouchoir blanc, puis Kalen m'entraîner par la main dans un lieu ressemblant à s'y méprendre à ma chambre d'interne à Chongqing. Je me retrouve dans le souvenir du jour où j'ai perdu ma virginité, sauf que Kalen est à la place du tocard de l'époque. Nous nous embrassons pour nous chauffer, mais Mei nous interrompt. Elle vise K avec un fusil mitrailleur et le tue sans que je puisse réagir. La peur me réveille en sursaut. J'ai juste le temps d'entendre des bruits de pas au-dessus de moi avant de me rendormir.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now